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Michèle Dujardin/Et bleu est je

Publié le 29 mars 2009 par Angèle Paoli
« Poésie d'un jour
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ET BLEU EST JE

Et bleu est je et le brouillon la non-mesure, au sable premier aspiré retenu, et traces de glu ce faufil sur la mer, la nuit entre les corps désembrassés la nuit cette couture, et la croix, le sel, la différence, alors qu’aux cuisses craque un silence de colle, et que, dans la rature dénouée l’espace même de la fuite s’évase, et s’ouvre bleu
et bleu est seul, et mauve, et sans écriture, aveugle et nu ruban filé inerte encore, traçoir des pauses, des vides, les absences de la mer ce pli même de faux pas, les nuits du navire je brisé de coque brisé de mât, bleu, grince et vieux, rouille comme sang par saccades s’effondre, ce tombeau que le ressac descelle, au minuit losangé de la cuisse une figure du vertige, et l’autre, elle, avec la mer, aimer c’est traquer infiniment chercher me fouille, plus nue que bleu l’écorché le navire, la nuit, à la proue nos transis de nuits lisses et noires, et sans paupières à jamais couverts, et bleu est seul, de hasard, innombrable la ligne d’horizon bleu-noir, et cette étroite baie d’où coule, immédiat, ma vive, le sang, de mes grandes feuilles à petits carreaux, de mes grandes feuilles à vif dans la résille des bleus, et la mer, glissée menu sous la courbure de la nuit, long de mes feuilles la nuit, fragment des bleus, du grand alambic des bleus ce plain-chant d’écriture, allège, ourle, défait, engendre le sursis dans la sueur et la morsure, du rond des seins à jamais nus, et l’appel même le nom, la dérivée des cris ce grincement sur le cahier, au fer des spirales raclées, infiniment raclées à la mine bleu-noir

et parler bleu c’est l’impasse taillée à la racine du voyage, l’exil avant la course, l’épuisement, la corruption, la face morte du voyage, parler bleu en lui-même se dévide, enferme et répète la fugue, les ruines circulaires, bleu, l’intense le cœur du songe, comme saisir la nuit par les ailes

et le jusant des corps et la mer qui repousse, et cette fange gagnant sur le rêche du drap le grenu des genoux, l’usure, bleu se tasse à l’échouage craque, et tremble, sur l’autel une proie silence et nuit terrier, clouée, la peau, la parabole, algèbre rituelle et bleue sous le tranchant de l’ongle, le miroir et les serres, cette lèpre sur le fer des spirales comme un plumage ras, glacé, me bande, m’écartèle, d’âpre et d’aigu déferle paumes ouvertes me sépare, l’infini dans la brèche, delta des sucs le saccage, bleu s’efface, rien, une trame éraillée, et des aubes sans suite

je tournais, et le dessus de la mer n’avait pas de nom, et des oiseaux guettaient tout de bec et de griffes et de peur immobiles, je tournais, ne trouvais pas de couche dans les chardons sur le sable, et je tournais en levant les bras, et les cris des oiseaux que la mer amplifiait comme une grêle me frappaient à la tête, et je hurlais, par-dessus la rage de la mer prise au piège en ces montagnes je hurlais, je montrais mes blessures, mes rides, mais le vent me fit taire, qui soulevait de la plage un tourbillon d’algues sèches, et je suppliai le ciel et j’eus honte, et pleurai dans mes mains tandis que la mer, toujours, grondait dans sa cage de pierres, et le monde sous mes yeux, dans cette langue indéchiffrable, continuait de s’écrire et me laissait à la nuit, comme un balbutiement, un duvet d’oiseau mort
la mer tirait comme un linceul sur mes haillons, sur ma soif et ma faim, la femme près de moi marchait encore, endormie et légère sous la lune, traînant dans la cendre et la poussière la soie de sa robe, elle marchait dans la nuit des temps et nous passions enfin, comme un cap, toute parole des prophètes, puis elle dormit, au bord rouge d’une plaie sur le dos de la terre, je m’assis et fis face à la nuit, que je tins dans mon regard et peuplai veillant à ce feu où le jour se rallume
je pleurai, et, dans mes larmes, le chant parut, la mer sur le flanc des montagnes frappait mes paroles d’échos poisseux, je chantais, il est dit à jamais que cette femme est belle, comme tout ce qui, à jamais, nous demeure perdu, et ce chant me ravit où je la possédais, l’éloignant et la rêvant, plus que dans la caresse, les oiseaux étonnés s’égaillaient vers les cimes, nous étions seuls, et, retenue par mon chant, la raison se figea dans sa chute sans fin, ordonnance fragile, tremblant à la pointe des mots, et je tendis mes mains couvertes de blessures, vers ce point dans le froid où le jour s’étirait

Michèle Dujardin, abadôn, Éditions du Seuil, Collection Déplacements dirigée par François Bon, 2007, pp. 20-23.



MICHÈLE DUJARDIN

Voir aussi :
- abadôn, le site de Michèle Dujardin ;
- (sur le tiers livre) un extrait de abadôn ;
- (sur Poezibao) un autre extrait de abadôn ;
- (sur Bleu de paille) une note de lecture sur abadôn ;
- (sur remue.net) un article de Dominique Dussidour sur abadôn.



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