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Mes lunettes et Georges (gballand)

Publié le 29 mars 2009 par Mbbs

Je m’étais achetée une nouvelle paire de lunettes, j’en avais bien besoin, je n’y voyais plus. La rue, les êtres, la vie m’apparaissaient flous : je perdais pieds. Quand l’opticien a pris ma vieille paire, il m’a dit : «  Il était temps ! ». C’est vrai qu’il était temps ! J’ai eu du mal à choisir. J’en ai chaussé 10, 15, 20 avant d’élire la paire rare, celle qui me chausserait comme un gant. Le lendemain, je suis allée la chercher. J’ai déambulé chaussée de ma nouvelle paire ; tout le monde l’a remarqué. Même la concierge, elle m’a dit : « Vous avez l’air vraiment plus jeune ! ». J’ai pris une grande résolution pour mes lunettes : je les bichonnerai, chouchouterai, nettoierai, je les rangerai dans leur étui après usage et je ne les laisserai plus traîner n’importe où. Il faut dire que je les ai payées très cher. Georges m’a même fait une remarque sur leur prix – « Des lunettes de ce prix, tu es folle ma chérie, complètement folle ! » - De quoi se mêle t-il Georges ? Qu’est-ce qu’il connaît aux lunettes, il n’en a jamais portées !

En rentrant chez moi, j’ai buté dans l’escalier, mes lunettes sont tombées, mon cœur a chaviré. Je me suis précipitée pour les ramasser. Je les ai cueillies en équilibre sur le bord de la dernière marche. Je les ai observées à la lumière, elles n’avaient rien de cassé ! J’ai alors décidé d’exercer une surveillance rapprochée de mes lunettes, je ne les quitterai plus de l’œil.

Quand je me suis mise au lit, Georges m’a dit :

- Tu gardes tes lunettes ?
- Je lui ai répondu un peu énervée.

- Oui, pourquoi ?

- Parce que d’habitude tu ne les gardes pas.

Je l’ai regardé par-dessus mes lunettes sans lui répondre puis j’ai éteint la lumière de ma lampe de chevet. Georges a paru interloqué.

- Tu gardes tes lunettes pour dormir ?

J’ai rétorqué.

- Oui, je ne veux plus faire de rêves flous !

Georges ne m’a rien dit mais j’ai bien vu à son visage qu’il ne m’approuvait pas.

Le matin, je me suis réveillée fatiguée, j’avais mal dormi : forcément toute une nuit à surveiller ses lunettes ! Georges a dû me secouer deux fois pour que je me lève. Dans la salle de bain, j’ai regardé mes lunettes dans la glace : elles n’avaient pas bougé. Pour me laver, je n’ai pas enlevé mes lunettes. Georges m’en a fait la réflexion. Je n’ai pas cru bon devoir lui répondre : il n’a jamais porté de lunettes, il ne sait pas ce que c’est. Au bureau, j’ai peiné sur les comptabilités en cours. Ils n’ont rien dit de mes lunettes : seuls les chiffres comptent !

Quand je suis rentrée, Georges s’activait dans la cuisine. On a mangé « à la Georges » puis on a regardé la télé. Georges m’a fait remarquer que je touchais toujours mes lunettes. Je lui ai répondu que ça devait être une manie. Georges m’a signalé que ça devait être une manie récente. De quoi s’occupe t-il Georges ?

D’habitude j’ai du mal à accepter ce qui est nouveau mais avec ces lunettes, tout s’est passé harmonieusement : elles sont légères, elles s’adaptent, elles comprennent ce que mon regard veut ou ne veut pas voir. Oserais-je dire que ce sont des lunettes parfaites, des compagnes idéales ! Par contre, Georges ne me comprend plus ! Mes nouvelles lunettes le déstabilisent au point qu’il ne veut plus les accepter au lit. Je ne céderai pas. Je lui ai dit clairement :

- Georges, mes lunettes et moi sommes solidaires, c’est elles et moi ou personne !

Georges s’est tu mais la façon dont il m’a regardée m’a bouleversée ; c’était un regard perdu... Georges n’y voit  plus clair, il ne sait plus où il en est, son travail le fatigue, il doit faire du surmenage. Je lui ai conseillé de prendre un rendez-vous chez le médecin.

Le lendemain, quand je suis rentrée du travail, notre médecin de famille m’attendait. Je lui ai demandé s’il venait pour Georges. Il m’a dit que non, qu’il venait pour moi, que mon mari lui avait demandé de venir. J’ai été un peu étonnée. Je lui ai dit que je ne souffrais pas mais que Georges par contre... Il ne m’a pas écoutée et m’a parlé de mes lunettes. Je l’ai mis à la porte, de quoi se mêle-t-il ? Il y a bien assez de Georges et de ses obsessions. Quand je me suis couchée, j’ai entendu Georges rentrer. Il s’est précipité dans la chambre, l’œil inquiet.

- Alors, tu as vu le médecin ?

Je l’ai rassuré en lui disant que j’avais mis le médecin à la porte. Georges l’a très mal pris.

- Tu es folle, complètement folle ! M’a t’il asséné.

De quelle folie parle t-il ? Il n’a pas voulu se coucher à côté de moi.

- Tant que tu n’enlèveras pas tes lunettes, nous ne coucherons plus ensemble !

Nous ne nous comprenons plus. Mes lunettes sont entre moi et Georges. Je me demande pourquoi il ne les accepte pas. Il doit bien y avoir une raison mais laquelle ?

La dernière fois que Georges est entré dans la chambre, je leur parlais, je leur disais que j’étais peinée de son attitude à leur égard, qu’il devrait leur manifester plus d’humanité. Georges m’a demandé à qui je parlais. Je lui ai répondu que je parlais à mes lunettes. Il a claqué la porte de la maison en hurlant que j’étais folle à lier et que si je ne consultais pas rapidement un psychiatre, il partirait ! Un psychiatre ? Moi ? Georges est devenu fou ! La jalousie l’aveugle ! Pourtant dans un couple, surtout un couple marié depuis 25 ans, sans enfants, il doit bien y avoir de la place pour une nouvelle relation ! Vous ne trouvez pas ? Je savais que vous alliez être d’accord avec moi docteur. D’ailleurs c’est vrai, depuis que je suis ici, dans cette nouvelle maison où tout est blanc, reposant, avec des petites pilules de couleur différente le matin, le midi, au goûter, le soir, je me sens  mieux. Ici on me comprend. Ici, on m’écoute. Ici, on me respecte. Je me sens bien mieux qu’avec Georges. D’ailleurs, quand il vient me rendre visite Georges, je n’ai qu’une envie, c’est qu’il parte,  nous ne nous comprenons plus. Et puis maintenant, il fait exprès de me parler tout doucement, comme si j’étais malade. Pour qui se prend-il Georges ?


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