Quand le F.N assassine Jaurès une seconde fois
Pour lancer sa campagne des élections européennes de juin prochain dans la région Sud-ouest, le Front national vient d’éditer un tract et une affiche (déjà apposée sur les
murs de plusieurs villes) scandaleusement mensongers.
Après avoir repris, hors contexte, une phrase de Jaurès (« A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien »), ces deux documents affirment en effet, en reproduisant un portrait
connu du personnage, que le député socialiste du Tarn aurait voté Front national.
C’est particulièrement malhonnête et c’est bien mal connaître Jaurès que de le faire parler ainsi un siècle après sa mort… Et cela ne repose bien sûr sur aucun fondement historique.
Les nationalistes et la droite d’alors l’ont en effet sans cesse insulté, méprisé, menacé, agressé, et ce qu’il a fait et qu’il représente est encore aujourd’hui profondément honni de
l’extrême droite et d’une bonne partie de la droite.
Nous assistons donc à une campagne d’opinion indécente qui a pour but de perturber les programmes en cours relatifs au 150e anniversaire de la naissance de Jean Jaurès. Et ce n’est pas un hasard si c’est dans la région toulousaine qu’a été conçu ce « coup
médiatique », puisque c’est là que rayonne le plus la mémoire du leader socialiste et que les projets culturels les plus ambitieux ont été décidés.
Tout au long de sa vie politique, notamment lors de l’affaire Dreyfus et au moment du débat contre la loi de trois ans de service militaire, les nationalistes l’ont traité d’ennemi de la
France, de sans-patrie, de lâche et de traître. A l’approche de la crise de l’été 1914, leur presse et une partie des titres conservateurs ainsi que les Maurras, les Daudet, les De
Waleffe, les Franc-Nohain ont même armé, par leurs propos haineux et serviles, le bras de son assassin. Oui ! ce sont bien les allégations mensongères et les attaques directes de
l’extrême droite et de la droite extrême d’alors qui ont tué Jaurès. Et ceux-là mêmes qui se situent aujourd’hui dans la lignée directe de ces mouvements d’idées et d’action et de ces
pousse-au-crime, se réclameraient à présent de lui ? C’est un comble !…
Nous ne pouvons accepter qu’ils salissent ainsi la mémoire de Jaurès. Sans dénier à quiconque le droit de le citer, dans la mesure où les principes d’honnêteté intellectuelle et de
probité de langage et de méthode sont observés, et sans nous ériger en gardiens d’une mémoire unique et d’un temple jaurésien intouchable qui n’existent pas, nous voulons seulement
remettre l’histoire à sa place et rappeler quelques points fondamentaux de la vie du Grand homme qui savait, lui, respecter ses adversaires…
Jaurès était profondément attaché à son pays, à la nation française, tout en étant internationaliste. Il aimait la France, mais pas celle de la droite et de l’extrême droite monarchiste,
cléricale et nationaliste. Nul besoin de jouer sur la complexité historique du mot Patrie pour affirmer cela. Il aimait en effet la France républicaine, celle des Lumières et de la
révolution de 1789, celle des Quarante-huitards, de la Commune, de Hugo et de Zola ; celle qui lui paraissait de plus en plus en capacité, grâce à la progression du socialisme et du
syndicalisme, d’imposer la République sociale qu’il appelait de ses v½ux. Il s’est maintes fois prononcé en faveur d’une « armée nouvelle », liée à la nation, défensive et débarrassée du
code militaire barbare alors en vigueur.
Il s’est battu pour les droits de l’homme, mais de tous les hommes, pas seulement des Français. Il a par exemple défendu les militants syndicaux poursuivis et son plaidoyer pour
l’abolition de la peine de mort demeure un des moments forts de son
engagement. Il s’est aussi prononcé à différentes reprises pour le droit de vote des femmes, mesure à laquelle s’opposaient avec acharnement tous les conservateurs (et en ce domaine, nous
le savons, il y en avait aussi à gauche …) appuyés sur le Sénat.
Il a lutté, en outre, contre la politique coloniale de la France, pour l’accession des musulmans d’Algérie à la citoyenneté, contre l’antisémitisme et le racisme. Dans un de ses derniers
articles (L’Humanité, 24 juin 1914), il demandait par exemple de « protéger les ouvriers étrangers contre l’arbitraire administratif et policier pour qu’ils puissent s’organiser avec
leurs camarades de France et lutter solidairement avec eux sans crainte d’expulsion ».
Au sein de l’Internationale socialiste, dont il fut un des deux représentants français, il a oeuvré en faveur de l’entente entre les peuples et de la paix. Il voulait aussi que soient
établies des règles de droit (tel l’arbitrage obligatoire) qui dépassent le cadre politique national. Contre la guerre de revanche, il s’est sans cesse opposé au nationalisme cocardier et
à ceux qu’il nommait lui-même « les maquignons de la patrie », souhaitant l’apaisement au moment des crises diplomatiques et le rapprochement, en vue d’actions communes, des socialistes
et des salariés français et allemands. Il alla même jusqu’à proposer la grève générale simultanée en cas de guerre.
Anticlérical mais non anti- religieux, il fut aussi un ardent militant de la laïcité, de l’éducation publique et laïque et un artisan de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Ce
fut là encore un épisode qui attira contre lui les foudres les plus véhémentes des droites coalisées.
Enfin, son engagement de tous les jours consistait à améliorer les conditions de travail et à étendre les droits économiques et sociaux (au profit de tous les travailleurs, et pas
seulement des travailleurs français) : assurances sociales contre la maladie, les accidents du travail, le chômage…, retraites ouvrières et paysannes, impôts progressifs sur les revenus
et sur les successions, baisse du temps de travail… Plus généralement, mais en l’affirmant sans relâche, il voulait créer les conditions pour qu’advienne, en France comme ailleurs, une
société nouvelle débarrassée de toute forme d’oppression et d’exploitation ; une société basée sur la propriété collective et l’intervention directe des travailleurs et de leurs syndicats
dans l’économie, sous l’égide d’un Etat démocratisé de fond en comble : le socialisme.
Ces quelques exemples non exhaustifs l’indiquent clairement : sa conception de l’homme, des rapports sociaux et des relations internationales, de la vie même, n’avait rien de commun avec
celle prônée aujourd’hui par le FN. Ni même sa conception du passé, du présent et de l’avenir.
L’opération qui consiste à « annexer Jaurès » n’est pas nouvelle. Mais elle témoigne autant de la grandeur du personnage lui-même que de la malhonnêteté intellectuelle et politique de
celles et ceux qui s’y livrent, tout en sachant que rien ne les y autorise, souvent par calcul électoral et pour brouiller les repères politiques historiquement construits. Déjà
l’entourage de Pétain s’était prêté à ce jeu sous Vichy et, depuis une trentaine d’années, les milieux les plus rétrogrades du patronat lui ont emboîté le pas, en faisant circuler un
texte tronqué de Jaurès, sans jamais tenir compte des observations faites par les historiens de la Société d’Etudes Jaurésiennes. Et l’on sait que le Président de la République s’est lui
aussi « recommandé » du dirigeant socialiste à plusieurs reprises, durant la campagne des élections présidentielles, en utilisant tous les ressorts des plans de communication «
politiciens » … L’affiche et le tract édités aujourd’hui par le FN continuent de creuser ce sillon. Sans leur donner l’importance qu’ils n’auront pas, ces documents de propagande montrent
à quoi en sont réduits à présent les responsables et candidats du FN pour tenter de gagner quelques voix…
Non, vraiment, tout le monde ne peut pas se réclamer de Jaurès !
Le 150e anniversaire de sa naissance, auquel nous sommes nombreux à travailler, notamment en Midi-Pyrénées, ne fera que rappeler une nouvelle fois cette évidence.
Alain Boscus, Rémy Cazals, Jean Faury, Rémy Pech, Rolande Trempé, (Historiens) , Bruno Antonini (Philosophe) , Jacques Poumarède (Historien du Droit)