A l’époque, comme beaucoup, nous avions fait état des importantes zones d’ombre qui avaient entaché les débats.
Les controverses entre experts judiciaires, l’absence de témoins directs ayant reconnu Colonna, les divergences sensibles d’appréciations entre policiers sur la manière dont avait été menée l’enquête, avaient sans doute davantage contribué à nourrir le doute sur la culpabilité de l’accusé qu’à permettre l’émergence de la vérité.
Le doute, manifestation de la vérité judiciaire
Le procès en appel, qui vient de s’achever sur la confirmation et l’aggravation de la condamnation de Colonna, n’a fait qu’accentuer le doute. Le simple soupçon a donc été retenu comme manifestation de la vérité judiciaire alors que l’on enseigne pourtant à tous les étudiants en droit ce principe général selon lequel le doute profite toujours à l’accusé.
En effet, les controverses entre experts judiciaires, le malaise de certains enquêteurs, les témoignages de personnes ayant assisté à l’assassinat de Claude Erignac et mettant Colonna hors de cause, n’ont ébranlé ni les certitudes de l’avocat général ni celles des neuf magistrats (une Cour d’assise spéciale ne comporte pas en effet de jury populaire).
Nombre de chroniqueurs judiciaires (qui n’ont aucun intérêt particulier de soutenir les positions des avocats de la défense) n’ont pas manqué non plus de souligner la partialité avec laquelle les débats avaient été conduits par le Président de la Cour d’assises spéciale.
Au cours de ce procès pour le moins chaotique, ce dernier est apparu maintes fois déstabilisé, tant par la maigreur des charges pesant effectivement sur l’accusé, que par l’absence de preuves matérielles tangibles de la participation effective de Colonna à l’assassinat de Claude Erignac.
En France, nous savons désormais que le soupçon vaut la perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt deux ans.
Pourtant, le grand public connaît les effets funestes et destructeurs des enquêtes bâclées, des instructions effectuées essentiellement à charge, dans un climat nauséabond où les actes de procédure, les identités des victimes et des accusés se trouvent complaisamment étalés dans la presse. On pense bien entendu non seulement aux accusés d’Outreau, mais aussi à d’autres affaires emblématiques qui se sont soldées par la libération de Patrick Dils ou celle d’Omar Raddad (voir aussi ce qui s’est passé récemment chez nos voisins britanniques).
Une inquiétante remise en cause des principes généraux du droit
Nous sommes en train d’assister en France à une très inquiétante remise en cause des principes du droit pénal, privilégiant la médiatisation à outrance au détriment de la sérénité des débats, les sentiments au détriment de l’examen attentif et scrupuleux des seuls faits, et la prédominance accordée aux points de vue des victimes par rapport au souci général et impersonnel d’équité.
En France, on maintient également en détention préventive – c’est-à-dire en milieu carcéral avant tout procès – des milliers de personnes sur base de simples soupçons. Tel est le cas par exemple de Julien Coupat à qui l’on reproche d’être l’auteur ou l’instigateur d’actes de sabotage sur des lignes du TGV.
L’inflation législative, signe d’une dévalorisation de la Loi
De leur côté, au lieu de pallier les carences du système judiciaire, les pouvoirs publics – singulièrement depuis l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République – se veulent à la remorque de la chronique des faits divers.
La procédure pénale est saignée à blanc. On fait voter des lois sans même se soucier de leur applicabilité. En effet, il n’est pas rare de constater que des décrets d’application sont obsolètes dès leur publication au Journal Officiel parce qu’ils se réfèrent à des lois qui ont été déjà modifiées entre temps.
Il suffit qu’un drame un tant soit peu médiatique se produise dans le pays pour que le gouvernement s’en saisisse et édicte une loi sur le champ. Plastronner devant les caméras pour des motifs bassement électoralistes est ainsi devenu le sport national de certains hommes politiques et particulièrement de Sarkozy qui bénéficie en plus d’une immunité pénale absolue (soit dit en passant grâce à Chirac, celui que Martine Aubry semble regretter !)
A cette spectaculaire frénésie normative, qui contraste étrangement avec le simplisme des discours du pouvoir actuel, s’ajoutent aussi le cruel manque de moyens du budget de la Justice, la rationalisation d’une carte judiciaire qui éloigne encore davantage les Tribunaux des justiciables, et la vétusté d’un système pénitentiaire pourtant maintes fois mis à l’index par le Conseil de l’Europe.
Au-delà même de son objet, le procès d’Yvan Colonna s’inscrit donc dans ce contexte inquiétant où la République se voit petit à petit dépossédée d’un système judiciaire respectant les standards minimaux d’une justice démocratique.
La Justice ne doit être ni aveugle ni sourde
On nous taxera peut-être d’angélisme. Or l’angélisme est bien souvent du côté de ceux qui en appellent à la fermeté et aux foudres impitoyables d’une justice qu’ils qualifient volontiers de laxiste.
Ceux-là oublient généralement que leur destin peut basculer à tout instant, parce qu’ils pourront être là au mauvais moment au mauvais endroit, parce qu’il se trouvera peut-être quelqu’un qui jurera la main sur le cœur les avoir reconnus, parce qu’ils n’auront pas le temps de se rendre compte de ce qu’il leur arrive que déjà leurs identités et leurs vies seront livrées en pâture au grand public.
Ceux-là oublient souvent que le droit, en démocratie, est quelque chose de complexe et que la procédure – qu’elle soit pénale, civile, commerciale, administrative, etc. – est la garantie des libertés publiques.
Mais n’allons pas croire non plus que le risque essentiel se situe au niveau des « grandes affaires » dans lesquelles des quidams pourraient se retrouver «impliqués par erreur».
La sévérité de la Justice (exacerbée par des normes laissant aux juges de moins en moins de marge d’appréciation et de moins en moins de place aux rapports humains), se mesure aussi en ce qui concerne des faits tristement banals, dont peuvent se rendre coupables les « gens honnêtes » adeptes du «y a qu’à, faut que».
Les exemples abondent et les prétoires en sont remplis : un excès de vitesse qui ôte la vie à autrui, un verre de trop qui aboutit au retrait de permis de conduire et à l’impossibilité de travailler, une bagarre qui se solde par un geste involontaire et malheureux, un écobuage mal encadré qui provoque un incendie de forêt, etc.
En effet, comme l’écrivait lucidement le regretté Jean Yanne :
«Au volant, n’importe qui devient un chef, soucieux d’imposer la justice, sa justice, aux autres conducteurs… Les complexes se défoulent, les fantasmes se rentrent dedans à cent à l’heure.»