Un grand malheur avait frappé Cendrars : la mort de son fils. Un peu de hargne aussi l’avait atteint, comme un peu de mal-mûri gâte une vieille pomme rouge : Cendrars était, tout compte fait, un célèbre méconnu. Il consolait sa grande peine, et ses petits ressentiments, en fabulant à sa machine à écrire. Un de ses livres d’alors s’intituleHistoires vraies. C’est hâbler dès le titre. Cendrars galopait au large du réel.
Un jour, j’avais été lui rendre visite à Aix-en-Provence. Pendant tout le déjeuner il m’avait parlé du célèbre tableau du Maître de l’Annonciation d’Aix. Je n’avais pas de chance. La toile était justement en voyage. Elle avait quitté l’église de la Madeleine, envoyée il ne savait où pour une de ces expositions temporaires qui font voir du pays aux chefs-d’œuvre. Mais ça ne faisait rien : Cendrars avait exactement le tableau dans l’œil. Il le connaissait comme sa poche. Il l’avait étudié pendant des mois et des mois. Il avait même fait à son sujet des découvertes capitales. Il avait acquis la certitude que l’auteur de cette Annonciation était un de ces satanistes déguisés en peintres pieux qui abondaient au XVè siècle.
Ils camouflaient sous une orthodoxie apparente leurs blasphèmes et leurs défis. La preuve, c’est que le bouquet qui, dans l’Annonciation d’Aix se trouve aux pieds de la Vierge est composé sournoisement de toutes les fleurs chères à Satan, et aux treize mille démons, Séddim, Schirim, Bélial, Belzébuth et leur cohorte sulfureuse.
Après le déjeuner, nous allâmes en flânant jusqu’au Musée, et dans la seconde salle, je tombai sur la toile de l’Annonciation d’Aix. Elle y était accrochée temporairement, parce qu’on faisait des travaux dans l’église de la Madeleine. Je me précipitai sur le bouquet dont Cendrars m’avait entretenu pendant une bonne partie du déjeuner. Pour découvrir que le peintre avait représenté avec autant d’amour que de minutie, non pas les végétaux vénéneux que m’avait décrits le poète, mais (plus innocemment) deux lys blancs, une campanule bleue et une rose rouge.
« Regardez, Cendrars ! » M’écriai-je.
Il se pencha, examina avec un œil stupéfait le bouquet que je lui désignai, se releva avec une expression souveraine d’indignation :
« Ah les salauds !s’écria-t-il : ils ont fait des repeints ! »
***
L’année suivante, après une journée à Aix en compagnie de Cendrars, il m’emmena boire à la fin de l’après-midi le verre des adieux dans un petit bar du cours Mirabeau. Il ne pouvait m’accompagner jusqu’à la gare, où j’allais prendre le train, mais avait décidé de faire un bout de chemin avec moi.
« Vous avez vu, me dit-il, le patron de ce petit bar devant lequel nous venons de passer ? C’est Charlot, un vieil ami à moi. Ah si nous avions eu le temps, j’aurais aimé que vous bavardiez avec lui ! C’est un personnage étonnant. Il est bistrot, mais il a en même temps la passion de l’archéologie, des vieilles pierres, de l’histoire. Pendant l’occupation, c’est lui qui a organisé l’évasion des résistants de la prison d’Aix. »
« Quelle évasion ? » demandai-je.
« Oh ! tous les journaux en ont parlé. On a même décoré Charlot après la Libération. Il était peut-être le seul aixois à connaître l’existence du souterrain creusé au Moyen Age, un souterrain qui réunissait le Palais de Justice à la place où avaient lieu les exécutions capitales. Charlot a réussi de sa cellule à en trouver le tracé, à creuser au bon endroit pendant des nuits avec ses camarades, et finalement à y faire passer douze personnes avec lui, qui attendaient d’être fusillées par les Allemands. Une nuit, ils ont filé et les Allemands ne les ont jamais rattrapés. »
Il fut très aimable. Dommage : il n’avait jamais été en prison sous l’occupation. Il n’y avait malheureusement eu aucune évasion de la prison ni du Palais de Justice. Personne n’avait entendu parler du fameux souterrain qui réunissait la Conciergerie à la place des exécutions capitales.
Mais quoi ? Quel mal y avait-il là ? Cendrars avait été heureux deux heures. Je l’avais été avec lui..."
Claude Roy in Somme toute, anatomie du mensonge. Paris Gallimard.1976. Page 215-217.
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Sir John Tavener ( Ypakoë par I et II)
... à toi petite fille qui me lis au fond de ton chagrin, recroquevillée sur tes larmes!