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L'homme libre - entretien avec William T. Vollmann (2)

Par François Monti
Pourquoi avoir choisi Chostakovitch comme personnage central ?
D’une certaine façon, sa musique représente la guerre: c’est souvent violent, tourmenté et triste. C’était quelqu’un d’intelligent, de très conscient de ce qu’il faisait, et il était, lui aussi, parfois héroïque ou représenté comme tel. La diffusion de la Septième Symphonie à Léningrad a été quelque chose de très dramatique qui a ému énormément de monde. Bien sûr, plus j’en apprenais à son sujet, plus je m’en rendais compte de la complexité du personnage. J’ai beaucoup aimé apprendre à le connaître, et certaines de ses faiblesses sont des faiblesses que j’imagine très bien avoir dans pareille situation. Il aimait faire plaisir aux gens et moi aussi, donc je sais que si on me met une forte pression, si j’ai peur et si j’ai faim, il est possible que je fasse quelque chose qui va à l’encontre de mes convictions. C’est sans doute le cas de beaucoup d’entre nous.
Vous accordez beaucoup de place à un triangle amoureux entre Chostakovitch, Karmen et Helen Konstantinovskaia, qui est en grande partie fictionnel. Pourquoi ?
Chostakovitch a vraiment eu une aventure avec Helena qui s’est ensuite mariée avec Roman Karmen. Chostakovitch et Karmen ont également travaillé sur des projets communs en diverses occasions. L’un a par exemple composé la musique d’un film que l’autre a tourné. Le monde des journalistes est petit, je suis certain que vous connaissez plein de journalistes. Je pense qu’on peut dire la même chose de Moscou et qu’ils se connaissaient sûrement. Je n’ai donc pas tout inventé. Je trouvais intéressant de créer une opposition entre les deux hommes, de façon à ce que les choses restent ambiguës, que l’on ne puisse pas dire que j’en avais dépeint un de manière plus positive que l’autre : que celui que vous préférez soit une question de sensibilités personnelles. J’ai l’impression qu’aussi bien Karmen que Chostakovitch étaient des hommes fondamentalement bons, qui prenaient des risques et faisaient ce en quoi ils croyaient. J’ai imaginé une Helena très amoureuse de Chostakovitch et bien moins de Roman Karmen. Tout ça vient bien sûr de mon imagination.
Personne n’a mal réagi envers ces libertés que vous prenez avec leur vie?
Jusqu’ici, non. Si le livre est publié en Russie, il est possible que des gens qui les connaissaient trouvent ça choquant. J’espère que non, parce que je n’ai pas voulu manquer de respect à la mémoire de quiconque. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour des motifs artistiques et je ne pense pas avoir fait un portrait négatif de ces trois personnes.
En ce qui concerne l’Allemagne nazie, vous avez décidé de ne pas l’évoquer comme le mal à l’état pur.
Je me suis dit en écrivant les chapitres nazis qu’il fallait procédé par de légères litotes. Nous connaissons tous l’holocauste, nous n’avons pas à écraser le lecteur avec les détails, il suffit de faire un rappel et ils comprendront l’idée. Et puisque je ne pense pas que tous les allemands et tous les russes étaient mauvais, il suffit des les mettre dans l’ombre (du régime – ndlr), qui en soit est déjà extrêmement mauvaise. Un ami de mon père a lu le chapitre sur Paulus et a pensé que j’étais beaucoup trop gentil avec lui. Je ne pense pas que Paulus était particulièrement mauvais. Il l’est en tout cas moins que les laquais comme Todt, si empressés à collaborer aux atrocités. Je vois Paulus comme quelqu’un de pas incroyablement intelligent, très ambitieux, mais dont les opinions n’étaient pas vraiment différentes de ce qu’elles auraient été s’il avait été soldat du Kaiser. L’Etat-nation a créé une classe de soldats qui ne peut pas prendre ses propres décisions par peur qu’elle se mêle de politique ou renverse le gouvernement. Si telle est la formule, alors il me semble que l’Etat est responsable de ce qu’il fait faire aux soldats. Il n’est pas facile pour eux de refuser les ordres. Il est possible de dire non, mais très rarement, à grand coût et sans que ça change vraiment les choses.
En filigrane de « Central Europe », il y a le libre-arbitre, qui n’est pas tout puissant et ce que les circonstances politiques peuvent en faire.
C’est très important pour moi. J’ai beaucoup écrit là-dessus dans « Rising up and rising down ».
Certains disent que le libre-arbitre est une fiction.

Il se peut que les gens ne sachent rien faire de façon objective, mais le libre-arbitre est toujours là. Même si l’univers est prédéterminé, le libre-arbitre existe parce que tant que nous ne pouvons savoir – et nous ne le pourrons jamais- que tout est déterminé, nous avons le droit et l’obligation de faire des choix, quelle qu’en soit l’efficacité ou l’inefficacité, comme le fit Gerstein, Chostakovicth et tous ces gens dont je parle.
William T. Vollmann, Central Europe, Actes Sud, €29.80

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