Plutôt que de consommer de l’apparence et de se laisser occuper par un sens entièrement servile, Bernard Noël et son interlocuteur montrent, par leur échange toujours vif, que les mots peuvent et doivent nourrir la pensée, qu’ils sont capables de défaire la capture du sens qu’ils décomposent. Ce dialogue — en 2003, Bernard Noël avait, déjà, préfacé le roman de Claude Margat Le Monte-charge publié chez Belfond — toujours brillant fonctionne comme un modèle de liberté : propositions, questions, esquisses de réponse, réflexions à partir de l’Autre, confrontations, échappées vers l’Ailleurs, contestations de ce rien que le pouvoir place au centre de l’être. Il crée unespace de partage, le lieu d’une rencontre qui s’attache au creusement des nuances, l’espace même d’un contre-pouvoir qui fait le pari des mots. Indocilité, donc, qui rappelle entre autres que la mémoire de l’un est faite de celle de tous, que la langue la plus intime réveille celle de l’humanité. La mémoire est interne à la langue, et les mots permettent de penser les choses, ce qu’il y a dans les choses, dans le corps, et même les tentatives d’exploitation de la langue qui voudraient rester totalement insaisissables et invisibles. Questions de mots, questions de choses, questions de pensée dans la langue, questions de présences et de sens : le contenu plutôt que l’emballage, la nuance plutôt que la sentence, la lenteur plutôt que la vitesse, l’investissement plutôt que la passivité, le trajet vers l’autre plutôt que l’arrêt sur le privé, la qualité plutôt que la quantité. Les deux écrivains réaniment les mots en les questionnant, et désenfouissent ce qui, en chacun de nous, a la capacité de résister à la sensure, cette privation de sens qui caractérise nos démocraties libérales et bloque tout le mouvement d’inconnu animant pourtant l’homme et son désir infini d’émotion pensive. Questionnement politique, poétique, poéthique donc, au cours duquel Bernard Noël souligne que, dans l’histoire occidentale, seule l’expérience de la Commune a rendu possible l’exercice d’un contre-pouvoir organisé et constructif : « Il est contradictoire de vouloir installer un contre-pouvoir à l’intérieur d’une prise de pouvoir et, pourtant, c’est dans cette contradiction qu’il faut chercher la solution. J’ai évidemment en tête le pouvoir communaliste et l’idée que toute délégation du pouvoir doit s’accompagner d’un contrôle direct. Autrement dit il faut que le délégué ne soit jamais loin de la surveillance des électeurs ».
Contribution d’Anne Malaprade
Bernard Noël
et Claude Margat
Questions de mots, Entretiens,
Les éditions Libertaires, 2009,
13 €