Lorsque Bernard Noël publie des textes politiques, il s’efforce le plus souvent de montrer combien nos dirigeants emploient un langage délavé, abîmé, amoindri : ces derniers, relayés par des médias serviles, utilisent les mots comme des slogans, et figent le sens d’une langue qu’ils privent de tout élan. Ce fut le cas de Jean-Jacques Aillagon lorsqu’il qualifia d’irréversible le régime des intermittents du spectacle en 2003 ; de même le choix du terme incursion par les journalistes de France Culture pour évoquer en août 2006 les opérations militaires israéliennes au Liban est loin d’être innocent. Et que dire de l’emploi aberrant qui est fait du terme terrorisme qui en vient à justifier depuis le 11 septembre 2001 non seulement des lois liberticides, mais encore toutes sortes de tortures et de crimes au nom de la raison d’État ? Le pouvoir nous occupe, et, notamment par la télévision qui s’introduit et par les yeux et par les oreilles dans notre intimité, il contrôle de manière insidieuse cet espace de pensée et d’invention. Le sujet est soumis, drogué aux images parlantes, et son abandon est d’autant plus terrifiant qu’il est inconscient. Passif et paresseux, il adhère à des valeurs consensuelles que son cerveau, désormais « disponible » comme l’a proclamé le directeur de TF1, assimile sans même s’en rendre compte : « Ce qui entre dans notre tête l’occupe. C’est physiologique et non pas une élucubration conceptuelle. Du fait de notre physiologie, le contenu de notre espace mental est lié au contenu de notre espace visuel et il en est dépendant… La télévision a le pouvoir d’occuper l’espace mental au sens quasi militaire du terme, et elle a ce pouvoir grâce à l’absence de solution de continuité entre l’espace visuel et l’espace mental ». Cette planification de l’insignifiant au cœur du sujet est ce que Bernard Noël démonte et analyse dans un dialogue avec Claude Margat, peintre et écrivain imprégné de culture et de philosophie chinoises. Cette série d’entretiens paraît aux éditions Libertaires pour lesquelles, on le conçoit aisément, ce dévoiement de la liberté individuelle et, partant, collective, est particulièrement insupportable.
Plutôt que de consommer de l’apparence et de se laisser occuper par un sens entièrement servile, Bernard Noël et son interlocuteur montrent, par leur échange toujours vif, que les mots peuvent et doivent nourrir la pensée, qu’ils sont capables de défaire la capture du sens qu’ils décomposent. Ce dialogue — en 2003, Bernard Noël avait, déjà, préfacé le roman de Claude Margat Le Monte-charge publié chez Belfond — toujours brillant fonctionne comme un modèle de liberté : propositions, questions, esquisses de réponse, réflexions à partir de l’Autre, confrontations, échappées vers l’Ailleurs, contestations de ce rien que le pouvoir place au centre de l’être. Il crée un espace de partage, le lieu d’une rencontre qui s’attache au creusement des nuances, l’espace même d’un contre-pouvoir qui fait le pari des mots. Indocilité, donc, qui rappelle entre autres que la mémoire de l’un est faite de celle de tous, que la langue la plus intime réveille celle de l’humanité. La mémoire est interne à la langue, et les mots permettent de penser les choses, ce qu’il y a dans les choses, dans le corps, et même les tentatives d’exploitation de la langue qui voudraient rester totalement insaisissables et invisibles. Questions de mots, questions de choses, questions de pensée dans la langue, questions de présences et de sens : le contenu plutôt que l’emballage, la nuance plutôt que la sentence, la lenteur plutôt que la vitesse, l’investissement plutôt que la passivité, le trajet vers l’autre plutôt que l’arrêt sur le privé, la qualité plutôt que la quantité. Les deux écrivains réaniment les mots en les questionnant, et désenfouissent ce qui, en chacun de nous, a la capacité de résister à la sensure, cette privation de sens qui caractérise nos démocraties libérales et bloque tout le mouvement d’inconnu animant pourtant l’homme et son désir infini d’émotion pensive. Questionnement politique, poétique, poéthique donc, au cours duquel Bernard Noël souligne que, dans l’histoire occidentale, seule l’expérience de la Commune a rendu possible l’exercice d’un contre-pouvoir organisé et constructif : « Il est contradictoire de vouloir installer un contre-pouvoir à l’intérieur d’une prise de pouvoir et, pourtant, c’est dans cette contradiction qu’il faut chercher la solution. J’ai évidemment en tête le pouvoir communaliste et l’idée que toute délégation du pouvoir doit s’accompagner d’un contrôle direct. Autrement dit il faut que le délégué ne soit jamais loin de la surveillance des électeurs ».
Contribution d’Anne Malaprade
Bernard Noël
et Claude Margat
Questions de mots, Entretiens,
Les éditions Libertaires, 2009,
13 €