Magazine Côté Femmes
Dans l’île aux enfants, c’est pas tous les jours le printemps
Télé-réalité. Aux Etats-Unis, «Kid Nation» met en scène des mineurs livrés à eux-mêmes et suscite la polémique.
Par PHILIPPE GRANGEREAU - http://www.liberation.fr/
QUOTIDIEN : mercredi 5 septembre 2007
Washington de notre correspondant
Dans le monde surréaliste de la télé-réalité, on n’avait pas encore essayé ça. La chaîne américaine CBS doit diffuser le 19 septembre le premier épisode de Kid Nation , soit
40 enfants livrés à eux-mêmes dans une ville-fantôme du Nouveau-Mexique, la bien nommée Bonanza («le filon»). A en juger par la bande-annonce, les enfants, du pitchoun de 8 ans à
l’ado de 15 ans, ont été choisis pour leur physique. Leur mission : «bâtir une société sans adultes» ,façon Sa Majesté des mouches .
Castes. Ils doivent s’acquitter des tâches les plus ingrates (tirer l’eau du puits, nettoyer les fosses d’aisance, etc.). Mais les corvées ne sont pas également
réparties. Les enfants sont divisés en quatre classes sociales, comme les castes hindoues : travailleurs, cuisiniers, commerçants, haute société. Des épreuves permettent de changer de statut
social. Les mômes de cette Kid Nation élisent leurs représentants à bulletin secret, et votent parfois à main levée. Ce savant mélange de «démocratie» et de division
inégalitaire du travail nourrit l’effet dramatique que CBS entend entrecouper de pubs bien lucratives. A la fin de chaque épisode, le conseil de la Kid Nation vote pour désigner le
gagnant d’un prix : une étoile en or d’une valeur de 20 000 dollars (environ 14 800 euros). «Ça va payer une bonne partie de tes études», explique un adulte (car il y en a malgré tout)
à un groupe de gosses émerveillés dans la bande-annonce (1).
Dans le genre éculé de la télé-réalité, ce nouvel avatar puéril commence cependant à faire polémique. Une mère a accusé les producteurs d’ «abus et négligence» après que sa fille de
12 ans s’est brûlé le visage en faisant la cuisine pendant le tournage, qui a duré quarante jours durant les mois d’avril et de mai derniers. D’autres parents ont accusé le producteur
d’avoir fait travailler leurs rejetons jusqu’à quatorze heures par jour, violant ainsi le code du travail.
Enquête. Les autorités judiciaires du Nouveau-Mexique ont diligenté une enquête et ont découvert que les contrats signés par les parents, qui avaient sans doute mal lu,
autorisaient de tels excès. Ces contrats désengagent en outre la responsabilité de la production en cas d’ «imprévus pouvant causer de graves blessures, des maladies ou la mort, tels que
noyades, chutes, rencontres d’animaux sauvages, maladies sexuellement transmissibles, virus du sida ou grossesse» . Bien que les enfants soient payés 5 000 dollars (3 700 euros), la
production estime qu’il n’y a pas d’infraction au code du travail, car les enfants ne «travaillaient pas» et ne faisaient que «participer» à l’émission, «en fixant
eux-mêmes leurs propres horaires» . Les 5 000 dollars ne seraient pas un «salaire» mais un «traitement» , selon la production, qui est allée très
loin pour museler parents et enfants : une clause du contrat, remplie de finasseries, impose la «confidentialité» , sous peine d’une amende de 5 millions de dollars (4 millions
d’euros).
Tarif. Le puissant syndicat des acteurs (Screen Actors Guild), pourfendeur de la télé-réalité, s’est greffé sur la polémique cette semaine en affirmant que les enfants
auraient été protégés s’ils avaient été engagés sous son égide. Pour les producteurs, l’intérêt est justement d’éviter de payer le tarif syndical des comédiens. Les syndicats d’acteurs affirment
que les enfants ont souvent eu à dire des textes et à répéter des scènes. Ce débat sur l’ «exploitation des enfants» par CBS fait désormais hésiter les annonceurs : des personnalités
ont demandé sa déprogrammation, et le Nouveau-Mexique a interdit le tournage de la seconde saison.
(1) http://www.youtube.com/watch?v=565JJPKVcAE