Deux traits fascines, dans l’œuvre de Tardieu. Le premier touche à un double univers, l’un visible, réel, pour lui incomplet, et un autre, invisible et tout aussi réel, dans lequel il puise des sensations et des messages qu’il tente de traduire par des mots à l’attention de ses contemporains. L’homme lui-même sera double : qui aurait pu penser, en regardant parler ce grand-père aimable, courtois, souriant, d’apparence paisible et presque timide que, derrière cette face, se dissimulaient une profonde angoisse, un questionnement permanent sur le sens du monde et de la vie ? Le poète Jacques Reda dira de lui : « c’est un ours débonnaire habité par un furet ». De son côté, Tardieu tentera probablement de se définir dans un poème publié dans Le Fleuve caché, premier recueil datant de 1933 : « Je ne serai jamais que l’ombre folle / d’un inconnu qui garde ses secrets. »
Le second aspect, tout aussi fascinant, tient aux origines de l’auteur et à l’influence qu’elles exerceront sur son œuvre. Ce fils d’un peintre postimpressionniste, Victor Tardieu, et d’une harpiste, Caroline Luigini, fut plongé dès l’enfance dans ce double univers pictural et musical. Ce contexte le portera naturellement à établir des passerelles entre ces deux disciplines et l’écriture : « Je n’ai fait que cela toute ma vie, ou plutôt j’ai cherché à transposer dans l’art d’écrire quelques-uns des secrets que j’avais cru saisir dans l’art de peindre et de composer de la musique. » Voilà qui permet de mieux comprendre tout l’intérêt qu’il porta à l’art abstrait, à travers des peintres comme Hans Hartung, Kandinsky, ou Klee, mais aussi de saisir l’une des clés de son écriture.
Pressentant une inadéquation du langage au réel (comme l’exprimera d’une autre manière
« Madame : Chère, très chère peluche ! Depuis combien de trous, depuis combien de galets n’avais-je pas eu le mitron de vous sucrer !
Madame de Perleminouze : Hélas ! chère ! J’étais moi-même très, très vitreuse ! Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l’un après l’autre. Pendant tout le début du corsaire, je n’ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j’ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons. Bref, je n’ai pas eu une minette à moi. »
Cette approche singulière, ludique, fit classer Tardieu parmi les auteurs du « théâtre de l’absurde », ce qu’il contestait, trouvant cette catégorie trop réductrice :
« Par exemple, il faut que je saute par-dessus des décennies pour arriver à ce malheureux sketch Un mot pour un autre qui fait mon tourment, car on me le jette à la tète comme si c’était le fin du fin de ce que j’ai écrit, alors que je n’y attache pas plus d’importance qu’à un exercice, dans le contexte d’une investigation plus générale et plus variée sur les ressources d’un théâtre alors “futur” (c’était en 1950) et sur les formes à détruire. »