L'assiette de la grand-mère de Césarine Lampion - 2

Publié le 26 mars 2009 par Theclelescinqt

Césarine Lampion ne passait cependant pas tout son temps dans la bicoque exiguë et enfumée de papi et mamie. Elle se rendait de temps en temps, assez souvent d'ailleurs, chez ses grands-parents.

C'était toute une histoire, car ils n'habitaient pas tout près. Il fallait sortir l'auto, la briquer, puis maman donnait à Césarine son bain hebdomadaire, et alors elle sentait bon, sans parler des cheveux qu'elle portait assez longs. Il fallait croire qu'une petite fille sans couettes n'était pas une vraie petite fille. Variante, les tresses.

Ce jour-là elle portait une jupe plissée, des collants bleu ciel très fins qui allaient craquer au premier départ au pas de course, et un gilet tricoté par mamie; ça suffisait pour les dépenses.

Et on allait chez les grands-parents. Car si papi et mamie, et donc maman, étaient de petites gens très modestes (papi vendait ses légumes sur les marchés), papa était un authentique "gosse de riche", d'après ce que des gamins du village plutôt mal intentionnés avaient laissé entendre à Césarine. Ce que ça voulait dire? Aucune idée.

Il y avait sûrement un rapport avec l'énorme bicoque où résidaient grand-mère et grand-père, médecin de ville de son état. Cette maison était elle aussi étonnante. On arrivait dans une grande cour pavée au détour d'une rue située au milieu des commerces, et un perron non moins énorme trônait là, attendant qu'on veuille bien l'emprunter pour sonner la cloche. A cet instant la bonne venait ouvrir, pas très apprêtée et même l'air un peu revêche dans sa blouse bleue et ses godasses défraîchies. Malgré les apparences, grand-père et grand-mère se "contrefichaient du decorum", encore une expression curieuse entendue chez l'épicier. Grand-mère avait besoin d'une bonne  parce qu'elle voulait qu'on lui fasse le plus de ménage possible, et que grand-père avait des sous pour ça, point. Mais ce que les dames du coin en pensaient, mais cela ne lui traversait seulement pas l'esprit!

Papa et maman faisaient leur entrée avec Césarine dans un corridor encombré d'un désordre assez rustique. Grand-mère était contente de la voir, adressait un salut poli à sa bru, et jetait un regard à son fils. Parfois Papa en arrivant, après à peine un bonjour, ouvrait le frigidaire paternel et attrapait de la salade marinée à pleine main, ou bien des olives, ses troisième et quatrième passions après le foot et le vélo. Puis il restait là, les bras ballants comme souvent, dans son chandail trop petit d'où le bide ressortait un peu. Ah, papa n'était pas un modèle d'élégance. Et un bon à rien...! avait déjà entendu Césarine elle ne savait plus trop de qui. Et avare!...renchérissait l'écho, tout aussi anonyme. 

Invariablement, Césarine montait alors le grand escalier quatre à quatre pour rejoindre son grand-père au deuxième étage, dans la chambre rouge. Parfois c'était la chambre jaune, mais grand-mère préférait faire lits à part depuis assez longtemps, depuis bien avant la naissance de leur première petite fille. Grand-père n'allait pas toujours très bien; il avait attrapé le "palu" lors d'un voyage en Afrique dans son jeune temps. Alors souvent, à son âge avancé, au moins 55 ans, il devait se reposer, même en journée. Et pourquoi descendre quand sa petite fille savait monter?

A table, c'était un peu froid. Grand-mère préparait tout elle-même, "il y avait des limites à la bourgeoisie". Elle passait tout son temps en cuisine, ou au marché. Elle épluchait les légumes, faisait des soupes, des tartes, préparait des poissons entiers, des pâtés, du pain,...Elle passait tout son temps à ça, quand elle ne se disputait pas avec grand-père.

Car grand-père aimait l'argent, bien plus que sa femme. Et il aimait les autres femmes aussi, mais chez tous c'était motus et bouche cousue. Césarine devait se contenter d'avoir des antennes et de sentir que quelque chose n'allait pas chez grand-mère. Car tandis que grand-père et papa commençaient à discuter politique, sujet qu'ils n'auraient jamais dû aborder pour une saine digestion, car on ne se dispute pas en mangeant, grand-mère s'occupait de Césarine, et en profitait pour refaire l'éducation de sa bru.

"Comme tu manges bien, Césarine!" lui adressait-elle avec un sourire.

Césarine était contente, et en plus c'était bien bon.

"Vous ne trouvez pas qu'elle a un peu grossi?" faisait alors grand-mère à maman.

Maman baissait la tête tandis que Césarine n'écoutait pas, toute au bon repas.

Grand-mère trouvait que Césarine n'aurait pas dû porter une jupe si courte, ce qui lui faisait de grosses cuisses - "Veux-tu du fromage, ma chérie?" - mais qu'elle était grande et forte pour son âge!

Grand-mère ne mangeait rien, tout en faisant remarquer que de nos jours, le commerce alimentaire voulait nous empoisonner avec ses farines industrielles et ses graisses hydrogénées.

"Et que mange Césarine le matin?" s'enquérait-elle.

- Du Nutella avec du pain"; répondait Césarine.

Grand-mère ne disait rien, mais ne touchait toujours pas à son assiette.

Puis elle se levait et servait le dessert. Grand-père avait fini de vérifier que son fils était toujours un bon à rien et qu'il n'avait toujours rien dans le crâne.

Césarine se levait et allait jouer en riant. Là aussi les chats faisaient leurs petits dans les lattes défoncées des planchers, et c'était beaucoup plus grand.