Cela fait
maintenant deux mois que nous montons à Briançon chaque vendredi. Bon an mal an, nous parvenons toujours à faire garder Nils et Ulysse, libérant ainsi notre après-midi pour assister aux séances de
préparation à l'accouchement. Après avoir suivi les premières dans le spacieux cabinet d'une masseuse, nous sommes maintenant plus à l'étroit dans le petit cabinet d'A. Et quand je dis étroit,
c'est un euphémisme. Lorsque nous sommes tous installés sur les matelas qui bordent la pièce, nos jambes dépliées croisent forcément celles des voisin. Alors quand il s'agit de répéter les
différentes phases de l'accouchement en variant les postures...
Vendredi dernier, nous avons justement vu la quatrième et dernière phase, le moment où, descendu dans le bassin de sa mère, l'enfant va devoir redresser sa tête pour faire sa sortie. Comme toujours
avec A., la séance est un mélange d'apprentissages très concrets et de témoignages sur le ressenti, les émotions, le tout transmis dans la décontraction la plus complète. Mais même si A. reconnaît
elle-même volontiers que nous avons accumulé un peu de retard sur le programme, cela ne nous empêche pas d'avancer sereinement, de progresser à notre rythme.
Au fil des séances, la dizaine de femmes qui y participent et les quelques hommes qui s'y succèdent ont appris à se connaître. Sensation étrange, intimidante au début, de partager une partie
d'intimité sans pour autant êtres des intimes. Au fil des discussions, des témoignages, des affinités se créent qui ne perdureront peut-être pas au-delà de ces séances. Mais peu importe, chacune et
chacun est présent avant tout pour partager le moment présent, sans a priori et sans présager de ce qui adviendra par la suite. Ce climat particulier doit beaucoup à A. qui n'a pas son pareil pour
nous mettre à l'aise d'un bon mot et nous donner confiance en nous. « Plus je vous aide à accoucher, et plus vous m'apprenez que je n'ai pas besoin de vous guider. Si les femmes sont bien
préparées, si tout se passe bien, elles savent ce qu'elles ont à faire. » La pratique de son métier l'a ainsi amené à être de moins en moins interventionniste, à se contenter de la parole dans
la plupart des cas. Cette démarche lui est dictée par le respect de l'intégrité du corps, celui de la mère comme celui de l'enfant. L'expérience lui a également appris qu'une intervention
extérieure en entraîne souvent une autre pour pallier les effets secondaires de la première, provoquant ainsi une réaction en chaîne qu'il n'est ensuite plus possible de juguler. C'est une école
d'humilité et je l'admire d'accepter de se mettre à ce point en retrait, pour le bénéfice de tous.
La plupart des femmes qui suivent ces séances de préparation à l'accouchement partagent cette même vision de la naissance : un moment magique et naturel à la fois qu'il convient de perturber le
moins possible dans la mesure où la mère et l'enfant se portent bien. Je me dis parfois que c'est dommage pour A. de prêcher ainsi des convaincues, qu'il faudrait que ce genre d'enseignement soit
dispensé à celles qui n'ont qu'une vision pathologique de la naissance. Mais je sais aussi à quel point il est difficile d'aller au devant de ce genre de préjugés pour les battre en brèche, à quel
point il est difficile de faire tomber des a priori solidement enracinés par des décennies de pratiques obstétricales médicalisées à outrance et le discours ambiant de notre société.
Tout doucement, les lignes bougent pourtant. Et A. contribue à cette évolution. Quelques unes des femmes qui font partie du groupe avait ainsi une idée bien arrêté sur la péridurale à laquelle
elles pensaient recourir sans se poser de questions. Mais pour avoir abordé la question ensemble lors d'une récente séance, je sais qu'elles sont aujourd'hui beaucoup plus circonspectes. Comment ?
Le recours à la péridurale risque de ralentir, voire d'arrêter le travail ? Ce qui pousse alors les équipes médicales à relancer les contractions par une perfusion d'ocytociques ! Et ces
contractions artificielles ont plus de risques d'entraîner une souffrance fœtale ! Mais pourquoi ne nous dit-on pas tout cela ? Pour A., la réponse est dramatiquement simple : « La péridurale,
c'est l'anesthésiste qui s'en occupe; les conséquences ne sont pas de son ressort, elles relèvent des obstétriciens... » Bienvenue dans un monde cloisonné, où l'approche de l'autre n'est que
parcellaire.
La parole de celles qui ont déjà accouché contribuent également à ébranler les croyances trop bien établies. Entre les témoignages des femmes qui ont eu la péridurale mais n'en veulent plus, et les
récits de celles qui ont très bien vécu leur accouchement sans y recourir, les certitudes s'effritent. Tant mieux. Loin de moi l'idée de nier les bénéfices que peut apporter le progrès médical,
notamment lorsque des complications surviennent. Mais encore une fois, pourquoi vouloir intervenir et influer sur le cours d'un évènement aussi naturel et universel que la naissance quand aucune
nécessité impérieuse ne l'impose ? Ce n'est tout de même pas aberrant de demander que chaque femme puisse choisir son accouchement, en toute connaissance de cause. Que chacun puisse faire un choix
éclairé.
En quittant A. vendredi dernier, après la consultation qui suivait la séance, elle nous communique une fois encore son enthousiasme pour notre démarche et nous renouvelle ses encouragements pour la
série de rendez-vous qui nous attend dès lundi. « S'il y avaient plus de couples comme vous, l'obstétrique serait moins meurtrière. » Nous acceptons le compliment derrière lequel se cache
néanmoins une pointe d'amertume, un constat lucide sur le fonctionnement actuel de l'obstétrique en France. Indirectement, c'est aussi un moyen de souligner que c'est par la mobilisation des
parents que les pratiques peuvent être amenées à évoluer. En ne se résolvant pas à la passivité, ils peuvent forcer le corps médical à se remettre en question. Ce sera long, ce sera lent, mais
c'est déjà un début.