La vie au rayon laser

Publié le 25 mars 2009 par Mtislav
Habituellement, la question qui se pose est celle de croire à la réincarnation, ce qui est totalement hors de propos. En réalité, c'est une affaire d'organisation. Marquer son linge est probablement inutile, rares sont les colonies de vacances à proposer le séjour. Préparer une petite valise ? On ne voyage pas avec bagages accompagnés. Un bon carnet d'adresses est toujours utile mais pour cette fois il faudra se contenter de garder en mémoire le souvenir de quelques "insolents furibards complétement incontrolâbles, des demi-tarés ou des tarés finis, brisant les convenances, picolant, buvant, baisant, se baladant à moitié à poil, distribuant des coups de bâtons à droite à gauche, se fichant ouvertement des rituels et de la hiérarchie" (je me permets de citer le grand maître zen Rou d'O dou D'Ourou). 
Offrons  donc à Balmeyer la prochaine vie qu'il mérite, laissons-le voyager avec son chapeau.  
Dans cette année 2343, Balthazar Meyer le Jeune, fils aîné de la maison des Rieurs, rejoignait le corps de l'école pratique des lectureurs. Depuis quelques générations, le contact généralisé des populations avec les écrans digitaux avait provoqué une paresse visuelle. Les bipèdes dotés d'un pouce préhenseur ne lisaient plus, écrivaient encore moins. Passe encore les pictogrammes mais pour les textes, c'en était terminé depuis plusieurs générations.  Les privilégiés avaient le droit de faire des études courtes, les plus prisées d'ailleurs, dans les fameuses miniversités de la ligue de la mousse. Bal le Jeune n'avait pas eu cette chance, étant donné ses origines rustres. Sa mère, Lucia la Prêtresse gagnait sa vie en psalmodiant des chansons paillardes d'une douzaine de mots qui remontaient au XXIème décadent. 
Dès sa huitième année, Bal le Jeune intégra le tronc d'isolement sensoriel de huit ans, seule méthode pertinente pour aborder la carrière de lectureur. Les moins doués, dont le Jeune Bal faisait partie, devenaient écrivateurs. La tâche la plus ingrate leur revenait : traduire en pictogrammes les programmes de pitching que l'on avait conservés et qui dataient de la décadence.
A l'âge de 35 ans, le Jeune Bal, affublé de lunettes épaisses et d'un chapeau qui lui venait on ne savait d'où, entrait dans la vie active unanimement méprisée dans cette société du laser. Il commença à travailler sur les grandes oeuvres du XXIIe, les fameuses notices ikéennes sur lesquelles figuraient encore quelques textes de trois ou quatre lignes. Il s'acharnait depuis quelques heures sur une formule particulièrement difficile à aborder : "IK*A FAMILY, c’est le club des fans de IKE*. Les membres ont accès à un large éventail d'avantages, de remises, de services privilège et à un assortiment unique de produits IK** FAMILY.
Les écrivateurs expérimentés bénéficiaient d'un plan de charge adapté. Ainsi, le vieux Donald Achram avait hérité d'un lot de sentences de la décadence dont le pitch était "Travailler plus". C'était un travail facile que les écrivateurs appréciaient, dans la mesure où de nombreux assortiments pictogramatiques avaient déjà été réalisés. Donald était plutôt content des deux transcriptions ciselées au cours de sa matinée, un "Travailler plus pour manger plus de pizzas gratuites" et un "Travailler plus pour un kebab, c'est cela se reposer". Certes, le choix des pictogrammes avait infléchi le sens de la proposition dans une direction résolument nitschéenne mais on allait être content de lui. De toutes façons, King Kim Hut avait détrôné depuis plusieurs siècles le polisson de Weimar. 
Bal le Jeune avait fort à faire avec un échantillon de police true type de taille 12 dont il proposa une stabilisation audacieuse :     h  q w L'inscription lui plaisait et dansait dans la Ve avenue de son lobe frontal : "Yes we can !"
En rentrant dans son tonneau bulle de polystyrène/parpaing/chanvre, Bal le Jeune rêvait de fonder une famille. Il s'imaginait, père d'un fils brillant qui arpenterait la cité, coiffé d'un casque rouge, remontant les avenues en courant, le radio-cassette à bras produisant des vroums-vroums de Piagjio Ziao*, le sac à dos chargé de cartons de pizzas. Une telle ascension sociale était sans doute inaccessible mais Bal le Jeune conservait au fond de lui le souvenir d'une existence passée durant laquelle on pouvait manger des pommes, où tout devenait possible.
Parfois, un mot étrange venu d'une langue lointaine lui venait aux lêvres. Il aurait voulu en faire un oriflamme ; la timidité aidant, c'est une épinglette qu'il fabriqua de ses mains malhabiles. On pouvait y lire "Solidarnosc" (ce qui hélas de voulait rien dire).
Pour l'heure, ses collègues de bureau se moquaient encore de lui. Ils en avaient après les étiquettes qui marquaient ses vêtements. Sur chacun d'eux figurait un une contraction fautive de son état-civil, Malbeyer. Ce témoignage d'amour était l'oeuvre de sa mère, héritière d'une lignée dyslexo-trotskyste. Le fond de son chapeau abritait le même étiquette en lettres rouges sur fond blanc. Même pour aller à la machine à café, il devait prendre des précautions pour échapper aux mauvaises blagues. C'est ainsi qu'il arpentait les couloirs, ses crayons dans la main droite, son clavier tâché sous le bras gauche. Plus personne ne se servait de clavier de ce genre mais les écrivateurs avaient l'obligation d'en posséder toujours un sur eux. Bal le Jeune s'inclinait devant la machine qui produisait quelques gargouillis, c'était le moment de méditer au sens de la vie. Bal aurait aimé s'appeler Brian et vivre dans cette lointaine époque où disait-on ces machines délivraient un liquide au goût âpre. 
Brian ! Décidément, il avait vraiment une araignée dans la  tête. 
* le service ethnographique des armées de Chine populaire est chargé de la conservation des bruits de moteur depuis 2063.
photo : IrishflyguyPS : Je tague Nef, Yaëlle, Didier et Lucia Mel