Ils vont pouvoir enfin chanter "anna pata, anna yan". En macuxi, la langue d'une des principales ethnies d'Amazonie, cela veut dire "notre terre, notre mère". La Cour suprême brésilienne vient de mettre fin à une dispute de trente ans sur la propriété d'une réserve indienne, dans l'État du Roraima, à la frontière avec le Venezuela et la Guyane. Les onze sages ont donné raison aux quelque 18.000 Indiens qui revendiquaient la démarcation continue de ce territoire, baptisé "Raposa Serra do Sol" - littéralement "terre du renard et montagne du soleil", grand comme la moitié de la Belgique. La justice a ordonné l'expulsion de la quarantaine de fermiers blancs qui cultivait le riz dans la réserve, en violation de la Constitution. Au Brésil, la démarcation d'une réserve implique automatiquement l'expulsion des non-Indiens, au nom de la préservation des valeurs ancestrales des tribus.
À l'annonce du verdict, des dizaines d'Indiens qui campaient devant la Cour, à Brasilia, sur l'esplanade des Trois-Pouvoirs dessinée par Oscar Niemeyer, ont lancé des cris de victoire devant des passants amusés. Le corps recouvert de peinture, une coiffure de plumes sur la tête, les leaders des cinq principales ethnies de la réserve ont fait des milliers de kilomètres pour faire pression sur les juges.
Depuis l'homologation de la réserve, en 2005, par le président Luiz Inacio Lula da Silva, la tension est considérable. Les fermiers refusent la décision du gouvernement et prennent les armes contre la police fédérale et les Indiens venus les déloger. Ils exigent que la réserve soit découpée en îlots, entre lesquels ils pourraient produire. Le gouverneur du Roraima est à leurs côtés. Il argue que le riz produit sur cette terre représente 6% du produit intérieur brut de l'État, un des moins développés du Brésil. L'essentiel de l'armée les soutient, estimant que la démarcation de la réserve empêche une bonne vigilance aux frontières.
Joênia Batista de Carvalho, qui a plaidé la cause des tribus à la Cour suprême, rejette les arguments. Elle rappelle que "les Indiens sont des Brésiliens à part entière" et, à ce titre, aussi jaloux de la souveraineté du pays, et soucieux de collaborer avec l'armée. Première femme indienne à être admise dans l'Ordre des avocats, elle a fait de la démarcation de la réserve, dont elle est originaire, sa mission. Ces 30 dernières années, 21 leaders indiens ont été assassinés par les fermiers et des dizaines de maisons brûlées. "Pour nous, la terre n'est pas une propriété, un objet d'exploitation. Elle est le fondement de la spiritualité et de la culture", explique-t-elle.
Sur le terrain, la poignée de fermiers est entrée en résistance. Ils assurent qu'ils ne sortiront de leur exploitation que "morts ou en prison". Mais la bataille qu'ils ont perdue va bien au-delà des limites de la réserve. Avant même l'annonce de leur verdict, les juges ont averti qu'il ferait jurisprudence. Le Brésil compte au moins 144 litiges similaires.
Source du texte : FIGARO.FR