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Ultima verba

Publié le 25 mars 2009 par Jlhuss

mortsen.1237832470.jpg L’avant-dernier acte est dans le tablinum. Deux secrétaires sont là, avec stylets et feuillets de papyrus, prêts à noter les ultimes paroles du vieux maître. Si l’on en croit le tableau de Giordano , il est appuyé sur un siège, soutenu au dos par des fidèles. Un baquet recueille le sang qui s’égoutte à peine des jambes. Les veines des bras semblent refermées. Sénèque veut dicter à Lucilius une dernière lettre, et au-delà de lui, aux hommes de la postérité, pour qui surtout il a consigné le fruit de ses veilles, tous ces conseils salutaires, comme des recettes de médicaments dont il a testé l’efficacité sur ses propres plaies, illas efficaces in suis ulceribus expertus.

« Ecrivez, dit-il :

Seneca Lucilio suo salutem ultimum

Ami très cher, je quitte la vie, et je ne peux le faire sans te dire combien notre correspondance de trois années m’a été précieuse. Tu désirais que je guide ta pensée en t’enseignant les éléments de notre doctrine, ceux qui montrent les voies du mieux vivre. Je l’ai fait d’abord par égard  pour notre amitié, et pour combler le vide creusé par ton éloignement en Sicile, où tu sers l’Etat avec tant de zèle. Mais bientôt, de lettre en lettre, j’ai compris qu’en prétendant affermir un ami, c’est à moi-même que je prodiguais ces préceptes, au point qu’on ne sait, du disciple ou du maître, pour qui fut le plus grand profit. Ici donc s’achève notre commerce : mon sang s’écoule goutte à goutte comme l’encre dont je t’écris ces mots. Le temps de ma clepsydre a passé vite, et pour moins de bienfaits qu’il n’eût fallu. On prouvera sans peine mes défaillances, mes erreurs, mes vanités ; déjà l’on impute à ma complaisance le dévoiement du Prince qu’on me confia, le silence devant des forfaits, l’impuissance à endiguer le flot de la bassesse et du crime. Que si mes livres devaient demain paraître froids, ou qu’on vînt à dire qu’ils sonnent faussement parce que je n’aurais pas su conduire toute ma vie selon leurs préceptes, il faudra se souvenir qu’ils furent écrits dans le tumulte, et principalement à mon usage, afin de me remettre sans cesse devant les yeux la ligne de crête que j’ai tenté d’atteindre en trébuchant. Car où est-il digne d’appliquer la sagesse, sinon dans un monde en fureur et dans un cœur divisé ? O Lucili mi, après ces mots de constance, je n’ose te conseiller de fuir au loin les périls qui risquent de poursuivre mes proches après moi. Sauve ta vie, s’il t’est possible de le faire sans déshonneur, mais souviens-toi qu’il n’est endroit au monde où la rage d’un bourreau ne puisse atteindre un homme, sinon derrière l’enceinte d’une âme impassible.  Vale. » 

Puis à l’un des amis : « Cache cette lettre dans ton vêtement et fais-là parvenir si tu peux.»

Ensuite, à tous ou en soi-même : « J’aurais aimé revoir Paul une dernière fois, hélas en résidence plus surveillée que moi si possible. ‘Ce fou génial’, disait mon frère Gallion, qui l’avait fait comparaître à Corinthe pour calmer les Juifs, mais ce diable d’orateur exigea l’arbitrage de l’empereur en personne. Néron le reçut, fut séduit, j’étais encore ministre…Folie géniale de cette secte montante, avec leur fils de dieu  crucifié presque inaperçu sous Tibère. Montante jusqu’où ? Une illumination persécutée peut-elle abattre un empire ?… Revoir avant de mourir ce fou de dieu, ce drôle de Juif romain ; plonger mes yeux dans ses yeux brûlants, lui dire :‘Ce sont tes disciples, Paul de Tarse, et non ceux de Sénèque de Cordoue, qui feront peut-être la Rome nouvelle.’ La foi a plus d’avenir que la raison. J’ignore s’il faut s’en réjouir.»

Cependant, comme le sang des veines rouvertes peinait toujours à s’épancher, Sénèque pria Statius, son médecin et ami, de lui apporter le poison qu’il tenait en réserve depuis longtemps, «celui que but aussi Socrate dans l’injuste Athènes qui l’avait condamné. Ma mort, c’est vrai, est moins gracieuse que la sienne. Trop de basse cuisine pour être épique ! Et je n’aurai pas, moi, un Platon pour l’embellir.»

Il boit d’un trait, mais son corps si faible et froid reste fermé à l’action du poison. « Jamais je n’aurais cru que ce cœur tînt tellement à la vie ! Le dernier des gladiateurs meurt plus facilement. Appelez le centurion, je baisse le pouce : qu’il vienne me plonger son glaive, Néron n’y perdra rien. »

Le centurion, qui finissait de sucer des os de cailles dans l’atrium, se dit que c’est peut-être une solution pour couper court, et sauver au moins, de toute sa soirée, sa partie de bête à deux dos. En même temps, ça l’embête : tout le monde va voir son trac, il faudra peut-être s’y reprendre à trois fois, éclabousser partout, on devinera qu’il n’a jamais tué de sa main. Enfant déjà, chez sa grand-mère, il ne pouvait pas trancher le cou d’un canard ; il est justement devenu centurion pour ça : donner l’ordre et regarder faire, ce qui ne veut pas dire qu’on n’aime pas le sang, attention ! « Bon, j’appelle un de mes hommes, je délègue la saignée, avec hauteur comme d’habitude, en cadre moyen chargé de la transmission, non de l’exécution… Oui, mais ce snob de Sénèque serait bien capable de récuser le fer d’un sous-fifre, je le connais, il exigera ma propre main. Aïe aïe aïe… Ou alors il plaisantait, c’est le genre. Et d’ailleurs l’Empereur a bien dit mors voluntaria, c’est toute l’astuce : après un suicide, le commanditaire peut toujours dire :‘Ah ! il s’est tué ? Dommage. Pourquoi a-t-il désespéré de mon pardon ?’  Exécuter Sénèque ! Oh là là  décidément non, j’y perdrais mon poste, ou je serais muté en province. Par Pollux, vous me voyez loin de Rome je ne sais où, dans le Bruttium, en Calabre ? moi qui ne peux pas passer huit jours à Brindes chez ma sœur sans chopper le bourdon… Tans pis, on attendra. Ça devrait plus traîner quand même. » Le centurion pose l’assiette sur le bord de l’impluvium, toise son monde et ressort, en haussant les épaules, humer la douceur de la nuit.

(à suivre)

Arion

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