" Vous aurez eu ce bonheur de vous être exprimé ". Parlons-en.
On a beaucoup écrit sur l’écriture. Certains auteurs n’ont même jamais été si délicieux à lire que lorsqu’ils ont écrit leur difficulté à devenir bons à feuilleter. Ou lorsqu’ils ont simplement écrit l’écriture, je pense notamment à Sagan. Mais aussi à Flaubert, à Tchekhov ou à Aragon. Il y en a d’autres, citez-les en commentaires, si vous le voulez bien. Merci. Mais dans toutes les pensées profondes, élégantes, amusantes, ou sybillines qui ont fait de cet exercice un sujet littéraire, il en est une que je mets au-dessus de toutes. Elle est d’Alexandre Vialatte, on la trouve dans une chronique du 6 septembre 1970.
“Vous aurez eu ce bonheur de vous être exprimé” dit-on souvent à un écrivain. “Vous laisserez de vous-même ce témoignage.” Est-ce vrai ? Ce que nous avons détaché de nous, et que nous appelons notre œuvre, qui sait si nous n’en demeurons pas à jamais appauvris et si un écrivain n’est pas une créature irréparablement mutilée ? Peut-être Arthur Rimbaud, quand il entre dans le silence, part-il à la recherche de cette part de lui-même qu’il avait arrachée, qu’il avait jetée en pâture à notre génération. Un écrivain, c’est au fond l’homme qui a perdu son ombre - ou plutôt, quand il se survit, quand il n’est plus qu’un vieux moulin broyeur de mots, c’est une ombre “qui a perdu son homme”.
La première fois que j’ai lu ces lignes, je commençais à écrire. Le jeu me paraissait alors facile, excitant. Et ces quelques phrases m’ont semblé brillantes, paradoxales, je les ai notées sans percevoir leur importance. Et plus j’ai écrit, plus j’ai fini par les comprendre. Vais-je oser dire : « Mieux j’ai écrit, mieux etc. » ?
Le fait est là. Alexandre Vialatte exprime une vérité que j’ai fini par rejoindre. Une vérité douloureuse, essentielle. Dans beaucoup de textes, c’est une partie de moi qui se détache, que je vois s’éloigner, et parfois disparaître. La hantise d’être un zombie de l’écriture dans « Le Vertige des auteurs », la crainte de réussir une vie ratée dans « Le film va faire un malheur ». Et peut-être est-ce pour mieux les voir partir que j’aime les héros peu attirants.
Il arrive aussi que des personnages, notamment dans les nouvelles, s’en aillent en emportant, presque en dérobant, des fragments de personnalité si infimes mais si denses qu’on ne les voit pas s’éclipser. C’est ensuite qu’on se sent bizarrement appauvri.
Voilà d’ailleurs pourquoi je déteste l’auto-fiction : je crains trop de constater ma soudaine inexistence à la dernière page.
États d’âme d’auteur en mal d’introspection à étaler aux quatre vents ? Non, je me pose vraiment la question. Et fréquemment. J’écris trop. On se croit en train de construire une œuvre et l’on se délite. Aucune écriture n’est inoffensive pour un auteur, dès qu’il est sincère. Même ce blog ? Oui, même ce blog. À trop le tenir, l’auteur devient une ombre qui a perdu son homme.