L’ouvrage de l’historien britannique David Todd Identité économique de la France restitue les débats qui agitèrent – le terme est approprié tant la controverse fut vive et surtout longue - la France au sujet du maintien des barrières douanières qui contingentaient les importations de produits étrangers, durant les quatre décennies comprises entre 1814 (fin du Premier Empire) et 1851 (proclamation du Second Empire). Une période de l’histoire de France mal connue, couvrant trois régimes (la Restauration, la Monarchie de Juillet, l’éphémère IIème République) qui apparaissent de surcroît plutôt « ternes » comparés aux deux règnes impériaux.
Le sujet du livre passerait pour aride, sa lecture pourtant se révèle passionnante, tant en raison d’un style simple et fluide (au service d’un impressionnant travail de recherche), que de la résonance étonnamment actuelle qu’elle suscite. Deux constatations en particulier s’imposent:
- tout d’abord, la similitude des situations, des positions, voire des comportements et des arguments échangés, dans cette partie du XIXème siècle et à l’époque contemporaine.
- de façon plus profonde, combien cette quarantaine d’années virent s’affirmer les clivages qui, pour reprendre le titre de l’ouvrage, fondent l’identité économique de la France – et par conséquent forment une grille de lecture toujours pertinente.
La similitude des situations et comportements s’observe sur quatre points :
- la pression extérieure : la question du libre-échange ne constitue pas en France un débat récurrent et national comme il a pu l’être outre-Manche (avec une opposition entre conservateurs torries et libéraux whigs), mais toujours aiguillonné par un acteur extérieur : l’OMC ou les Etats-Unis aujourd’hui, de la même façon que la Grande-Bretagne milite à partir du XVIIIème siècle pour la signature avec ses voisins de traités de libre-échange similaires à celui dit « de Méthuen » conclu en 1703 avec le Portugal.
Traité qui d’ailleurs suscite les mêmes réactions tranchées et les mêmes arguments contradictoires que les accords du GATT de nos jours : les tenants du libre-échange mettent en avant l’accroissement du volume des échanges entre les deux pays et la spécialisation des deux acteurs dans les productions où ils seraient les plus efficaces (l’économiste David Ricardo s’est justement basé sur cet exemple pour construire sa théorie des avantages comparatifs), tandis que les opposants soulignent l’enfermement du Portugal dans la production du porto à destination du marché britannique au détriment de toute industrie nationale, les biens manufacturés étant pour la quasi-totalité d’entre eux importés de Grande-Bretagne.
- le libre-échange entendu par ses partisans comme une doctrine absolue, ne souffrant aucune critique : les partisans britanniques du libre-échange (à commencer par le Premier ministre Peel, qui présente en 1846 au Parlement un projet d’abolition des restrictions aux importations de céréales, les corn laws), souvent issus de courants protestants rigoristes et messianiques (presbytériens, méthodistes) assimilent le libre-échange et le marché à des mécanismes d’origine divine. Loin de faire preuve de cynisme, ils sont convaincus que le commerce libre de toute entrave contribue au bien commun, à la prospérité des nations et au rapprochement des peuples. De tels arguments, ainsi que le vocabulaire correspondant, sont repris par leurs homologues français (sans réelle référence toutefois à une foi particulière) à partir des années 1850.
Or, pareille rhétorique disqualifie d’emblée les opposants au libre-échange en se basant non sur leurs arguments, mais en les assimilant à des êtres fondamentalement « malfaisants » - ainsi le directeur général des Douanes, Saint-Criq, à un « crapaud », qui commanderait à « de viles créatures ». A ce propos, il est à noter que le principal reproche fait à la Direction de la Concurrence de la Commission Européenne est son intransigeance et sa vision de la concurrence moins comme un moyen, qu’une fin en soi.
- la diversité des réactions en fonction d’intérêts particuliers : les acteurs économiques réclamant la levée des barrières douanières étaient originaires des régions frontalières, donc en contact avec l’étranger, dont les populations étaient de ce fait plus enclines à introduire des produits étrangers en contrebande (et plus sensibles aux tensions induites par la répression de celle-ci). Au premier rang desquels figuraient les négociants bordelais, dans la mesure où les barrières douanières freinaient l’exportation du vin vers les îles britanniques.
On voit ainsi que la revendication du libre-échange en France reposait moins sur l’adhésion à une doctrine, que sur la satisfaction d’intérêts catégoriels et régionaux – les viticulteurs étant d’ailleurs hostiles à l’industrialisation. Au lieu du titre de « publiciste régional», Henri Fonfrède (à la tête de la contestation dans le sud-ouest de la France) porterait de nos jours celui de « porte-parole du lobby viticole bordelais ».
- l’usage des moyens de communication et de propagande qu’il est possible de qualifier de « modernes » tant ils apparaissent proches de ceux employés à notre époque à savoir le recours à l’opinion publique à travers une campagne de presse (via deux media : les journaux et un moyen plus spécifique à l’époque, la brochure). John Bowring, envoyé en France par le gouvernement britannique en 1831 afin de négocier un traité de commerce, ne se contente pas d’être l’interlocuteur du gouvernement français : il se rend à Lyon, puis à Bordeaux afin d’attiser, voire d’organiser, la contestation, en rassemblant les contestataires et en rédigeant lui-même des articles montrant les méfaits causés par les barrières douanières. Le terme d’« agent d’influence » est d’autant plus juste à son égard qu’il est un des plus proches disciples du philosophe britannique Jeremy Bentham, lequel préconisait en 1821 pour propager le libre-échange au Royaume-Uni de créer des « counter-efficient influences » (influences compensatrices).
Les opposants au libre-échange (cf. paragraphe ci-après) useront à partir des années 1830 de moyens identiques, avec deux angles d’attaque : l’assimilation du libre-échange est une doctrine étrangère servant de faux-nez à la défense des intérêts britanniques ; la description des inégalités et de la misère des ouvriers qu’entraîna la liberté totale de commerce.
Au-delà de ces parallèles, révélateurs mais néanmoins anecdotiques, il ressort que c’est à la fin des années 1840 qu’est véritablement née l’attitude particulière des Français (mais également des Britanniques et des Allemands) par rapport aux mouvements économiques. Les termes mêmes de « libre-échange » et de « protectionnisme » sont apparus vers 1830, tant en Grande-Bretagne, qu’en France ou en Allemagne. En France, deux lignes de fracture prennent forme:
- la dichotomie entre libéralisme économique et libéralisme politique : les deux notions sont indissociables au XVIIIème siècle. Un Etat libéral est un Etat qui respecterait les droits qu’il reconnaît ) à l’individu - droits politiques (liberté d’expression, une constitution qui limiterait et encadrerait le pouvoir du souverain et de l’Etat), mais aussi droits qu’on pourrait qualifier d’économiques (droits de propriété, liberté d’entreprise). En France, jusqu’à la Révolution, les revendications libérales, et notamment le droit de commercer librement tant à l’intérieur du pays (plusieurs régions françaises bénéficiaient alors d’une autonomie douanière) qu’avec l’extérieur - se confondent avec l’opposition à la monarchie absolue et privilèges de la noblesse. Or, la Révolution redistribue la propriété foncière et immobilière en saisissant et vendant les biens du clergé et de la noblesse, ce que reconnaîtra et consolidera le régime napoléonien, et unifie le territoire français en supprimant les particularismes régionaux (poids et mesure, frontières intérieures). L’ouverture des frontières n’est pas réalisée en raison des guerres que mèneront les différents régimes postérieurs à la Révolution, jusqu’à l’Empire.
Le maintien des prohibitions fait ensuite logiquement partie des mesures contre-révolutionnaires mises en place par la Restauration. En 1834 encore, l’« Adresse des négociants de Bordeaux » envoyée au roi Louis-Philippe, trace un parallèle entre despotisme et prohibitions. Toutefois, ces spécificités (héritage libéral de la Révolution pérennisé par le régime impérial et éclatement de la propriété) expliquent le finalement faible écho rencontré en France par les idées économiques libérales. Au contraire, en Grande-Bretagne, la concentration de la propriété foncière entre les mains d’un petit groupe d’aristocrates, associé au fait que le libéralisme politique y était déjà en vigueur depuis des siècles, a conduit à le mouvement libéral à se focaliser sur l’abolition des corn laws qui contingentaient les importations de céréales (et assuraient donc un rente aux propriétaires terriens), faisant ainsi aller de pair combat pour le libéralisme économique et le libéralisme politique.
- le libre échange opposé à l’idée de nation : Le trait le plus original du débat en France à propos du libre-échange est la récupération par le mouvement protectionniste de l’héritage libéral de la Révolution et d’un concept dont elle est directement à l’origine, la nation, en les opposant tous deux à la notion de libre-échange. En effet, ce discours nationaliste naît en 1834 en réaction à la campagne bordelaise pour la liberté des échanges. Ainsi, la Gironde, qui sous l’impulsion de Bowring menace de déclarer son indépendance douanière apparaît comme « contre-révolutionnaire » et une menace à l’intérêt national.
Si l’anglophobie a bien été utilisée en défaveur de la levée des prohibitions (le libre-échange ne serait qu’une ruse de la Grande-Bretagne pour ouvrir les marchés extérieurs et ruiner toute concurrence), les défenseurs de l’intérêt national défendent avant tout l’idée de « travail national » (qui se retrouve dans le nom de l’Association pour la Défense du Travail National », créée en 1846 par des manufacturiers, parfois d’anciens libre-échangistes, et qui fut à la pointe du combat pour le maintien des barrières douanières).
Ils ne sont pas opposés à la baisse voire à la suppression des barrières douanières sur certains produits, leurs arguments empruntant moins à la théorie qu’à un pragmatisme « de bon sens » :
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- l’industrie française n’est pas de tailles à supporter une ouverture à la concurrence britannique (qui a vu au demeurant son développement protégé durant tout le début du XIXème siècle par des prohibitions extrêmement strictes).
- la ruine de certains secteurs, et le mouvement d’industrialisation qui résulterait de la libéralisation des échanges, seraient des facteurs de déséquilibres entre les villes et les campagnes (exode rural) et entre les classes de la société (formation d’un prolétariat ouvrier).
- ouvrir le commerce français sur le reste du monde rendrait l’industrie nationale dépendante des exportations, donc plus vulnérable aux crises économiques.
Il est intéressant de noter que la défense du protectionnisme au nom de la cohésion et de la prospérité nationales est à l’origine un concept émanant de la droite conservatrice – au premier rang de laquelle figure le premier ministre Adolphe Thiers. Concept qui sera pourtant repris par la gauche la plus radicale, au nom de la défense des intérêts de la classe ouvrière.
Les effets de ces deux lignes de fracture sont encore clairement sensibles aujourd’hui : le héraut de la droite libérale Alain Madelin n’a jamais été perçu comme défendant un libéralisme autre qu’économique. Quant aux réactions au livre de Bertrand Delanoë, intitulé « Libéral », elles ont clairement montré que le libéralisme n’est jamais entendu à gauche comme une doctrine visant à défendre en premier lieu les libertés individuelles. Enfin, l’émergence depuis quelques années du concept de « patriotisme économique » sous l’impulsion d’une partie de la droite dite « conservatrice », comme réaction à la globalisation des échanges et à la perte de pouvoir des Etats face aux acteurs économiques, ressemble en tous points à l’utilisation que firent les défenseurs de la nation pour contrer l’extension du libre-échange.
Deux remarques encore, sur deux aspects que l’ouvrage de David Todd n’aborde qu’en filigrane :
- la France ne s’ouvrira finalement au libre-échange qu’en 1860, avec la signature d’un traité de commerce avec la Grande-Bretagne sous l’impulsion de Napoléon III. Or, la condition à cette ouverture a été la création parallèlement par décrets impériaux d’établissements financiers (Société Générale, Crédit Industriel et Commercial) en vue de soutenir la modernisation de l’industrie française.
- la notion de protectionnisme afin de protéger certains secteurs de l’économie nationale – avec le but de leur permettre à terme de rivaliser avec la concurrence étrangère, doit beaucoup au penseur allemand Friedrich List, qui lui-même s’inspira de la controverse française entre 1837 et 1841. En reprochant à l’économie politique telle qu’entendue en ces années d’ignorer « le fait national », il influencera la stratégie de développement de pays tels que la Russie ou la Chine – mais en premier lieu l’Allemagne, son pays d’origine. Or, en Allemagne, le développement économique et industriel coïncide avec la formation de l’unité allemande : les barrières douanières sont levées entre les Etats allemands afin de faciliter les échanges, mais ceux-ci créent parallèlement une union douanière (Zollverein) qui non seulement constitue l’embryon de la future unité allemande, mais protège leurs industries naissantes de la concurrence étrangère – industries qui se lanceront dans une politique massive d’exportation à partir de la toute fin du XIXème siècle.