L’affaire des deux têtes en bronze du lapin et du rat de la collection Bergé me laisse songeur. Faire une telle histoire pour des têtes d’animaux si communs peut paraître bien dérisoire. Le problème est qu’elles proviennent de l’ancien Palais d’été de Pékin, que les anglais et français ont pillé sans vergogne lors de leur intervention militaire de 1860 et que les troupes britanniques, il est bon de le rappeler, ont incendié quelques jours plus tard. Qu’un pillage direct ne soit pas prouvé, importe peu. Comme il importe peu de savoir qui - malfrats, collaborateurs, soldats nazis ou petites mains de la gestapo - ont décroché les toiles des collectionneurs juifs. De l’argent, ou une substitution quelconque, faite d’avantages, de protections ou de passe-droits, a de toute façon participé à l’opération. Il y a donc eu transaction et malgré cela, les états modernes s’évertuent à restituer les œuvres à leurs légitimes propriétaires ou ayants droit. Alors pourquoi pas dans le cas de ces deux têtes ? Les Chinois compteraient-ils moins que les juifs ou ne veut-on surtout pas comparer les troupes hitlériennes et celles des colonisateurs européens du XIXe siècle.
Bernard Brizay, l’auteur en 2003 du “Sac du Palais d’été. Troisième guerre de l’opium” (aux éditions du Rocher), rappelait récemment dans Le Monde les termes vindicatifs de la lettre d’Hugo, publiée également par le journal, à l’encontre des armées de « Napoléon le petit ». Brizay proposait alors comme geste de conciliation envers le peuple chinois, « d’ériger une statue d’Auguste Rodin représentant Victor Hugo » ! Est-ce de l’humour ?
En ce qui me concerne, il s’agit d’une humiliation pire, à moins qu’il ne fasse don de la statue à Pékin… et encore. Qu’iraient bien foutre Rodin et Hugo à Pékin ? Il me semble plus avisé de restituer tout simplement les têtes en bronzedu lapin et du ratdans leur contexte. Outre les intégrités historique et artistique, elles reprendront là le sens symbolique qu’elles ne possèderont jamais dans le salon de Monsieur Bergé, ni d’ailleurs dans un quelconque musée occidental. Le génie que symbolisent ces œuvres d’art appartient au peuple chinois, comme les cariatides du Parthénon appartiennent à la Grèce. Je préfèrerai admirer ces dernières sur les flancs dorés du chef d’œuvre athénien aux feux d’un soleil couchant que sous l’étouffante claustration d’un musée londonien. Pour apprécier le génie grec, faut-il que les grecs fassent un détour par Londres ? Et que les amateurs de l’art chinois fassent une virée à Paris ?
Seul le peuple chinois peut juger de l’octroi à quiconque d’une œuvre de leur patrimoine historique, culturel et artistique. Et cela vaut pour tous. Lorsque la France, ou l’Angleterre, ne sera plus qu’un pays de seconde zone, ce principe pourra bien les sauver de la misère économique et morale en préservant son patrimoine.
Il est bon de rappeler que le palais d’été, ou tout au moins de ce qu’il en reste ou de ce qui a été reconstruit depuis, fait partie depuis 1998 du Patrimoine Mondial de l’Unesco. A ce titre, la restitution prendrait une toute autre dimension, s’inscrivant dans le même état d’esprit d’universalité, et non dans celui bassement matérialiste d’un collectionneur privé, ou d’un musée .
Quand à Monsieur Bergé, qui rappelle sa grande charité envers les musées du Louvre, d’Orsay, ou du Centre Pompidou, pourquoi ne l’a-t-il pas exercé avec ces satanées têtes de basse cour ?