C’était une belle journée radieuse, les branches des
palmiers de la place du Maréchal-Foch remuaient légèrement dans la brise venue
de la mer, il y avait dans le port un bateau de croisière blanc comme neige,
tel un grand iceberg, et je me promenais par les ruelles avec le sentiment
d’être libre comme l’air, je pénétrais dans l’une ou l’autre des sombres entrées de maison semblables à des
galeries de mine, je lisais avec une certaine piété les noms des inconnus sur
les boîtes aux lettres de fer-blanc, et j’essayais de m’imaginer habitant l’une
de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin de mes jours
que l’étude du temps passé et du temps qui passe. Mais comme aucun d’entre nous
ne peut sereinement rester face à soi-même, et comme nous devons tous avoir des
projets plus ou moins sensés, le fantasme qui venait de naître en moi – passer
quelques dernières année sans la moindre espèce d’obligation – fut bientôt
refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque, et
donc, sans savoir comment je me retrouvai dans le hall du musée Fesch, tenant à
la main un carnet, un crayon et un billet d’entrée.
W.G. Sebald, Petite excursion à Ajaccio, in Campo Santo, éditions Actes Sud, 2009 p.
11 & 12
•
Ouvert devant moi, j’ai maintenant un album publié
récemment, de photographies de Mahler. On le voit assis sur le pont d’un
paquebot transatlantique, se promenant aux environs de sa maison de Toblach,
sur la plage de Zandvoort, ou à Rome, demandant son chemin à un passant. Il me
semble très petit et me fait vaguement penser à l’impresario d’un théâtre
ambulant miteux. Effectivement, pour moi les plus beaux passages de sa musique
sont ceux où l’on entend encore dans le lointain jouer les musiciens juifs. Il
n’y a pas si longtemps, j’ai observé dans la zone piétonne d’une ville du Nord
de l’Allemagne quelques musiciens lituaniens qui produisaient des sons tout à
fait analogues. L’un avait un accordéon, l’autre un tuba cabossé et le
troisième une contrebasse. Tandis que je les écoutais, sans guère pouvoir m’en
détourner, je compris ce que Wiesengrund a écrit un jour à propos de Mahler,
que sa musique était le cardiogramme d’un cœur en train de se briser.
W.G. Sebald, Au bordel via la Suisse, A
propos des journaux de voyage de Kafka, in Campo Santo, Actes Sud, 2009, p. 173 & 174.
•
A quoi bon la littérature ? Soll es werden Auch mir, wie den tausenden, die in den Tagen ihres
Frühlings doch Auch ahnend und liebend gelebt aber am trunkenen tag von den
rächenden Parzen ergriffen, ohne Klag und Gesang heimlich hinuntergeführt, dort
im allzunüchternen Reich, dort büSen im Dunleln, wo die langsame Zeit bei Frost
und Dürre sie zahlen, nur in Seufzern der Mensch noch die Unsterblichen preist.1?
Le regard synoptique qui dans ces vers survole la frontière de la mort est
assombri et néanmoins illumine le souvenir de ceux qui ont subi la plus grande
injustice. Il y a de nombreuses formes d’écriture ; mais c’est seulement
dans la littérature que l’on a affaire, au-delà de l’enregistrement des faits
et au-delà de la science, à une tentative de restitution.
W.G. Sebald, Campo Santo, Une tentative
de restitution éditions Actes Sud, 2009, p. 238
Contribution de Sylvie Durbec
1. « En adviendra-t-il de moi comme de ces milliers d’autres qui ont vécu/les jours de leur printemps dans l’aspiration et l’amour/mais au jour de l’ivresse saisis par les Parques vengeresses/ont été en secret , sans cri ni complainte, menés/là-bas dans le trop austère royaume/là-bas expient dans l’obscurité/où sous un éclat trompeur se déchaine une folle agitation/où l’homme ne loue plus qu’en soupirant sans cesse les immortels. » Friedrich Hölderlin, Élégie, ed. Beisner, Carl Hanser Verlag, Munich 1970, t.1, p.264.
W.G. Sebald dans Poezibao !:
bio-bibliographie, D’après nature, poème élémentaire (par
R. Klapka), extrait 1
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