Jérusalem, capitale “éternelle et indivisible” de la culture arabe

Publié le 23 mars 2009 par Gonzo

Depuis 1995, l’unité linguistique, et plus largement culturelle, au fondement du nationalisme arabe trouve son expression dans une initiative originale : chaque année, une ville devient la « capitale de la culture arabe ». En 2008, dans un contexte qui était pourtant loin de leur être favorable - avec par exemple le boycott à peine voilé des télévisions régionales, majoritairement à capitaux du Golfe, à l’encontre de leurs feuilletons, les autorités syriennes ont réussi leur pari et la qualité de leur saison a bien montré que Damas méritait sa place sur l’échiquier régional, tant sur le plan culturel que politique, car c’est tout de même un peu cela l’enjeu d’une telle manifestation !

Lorsque Bagdad, qui devait en principe succéder à Damas, annonça en 2006 que les circonstances ne permettaient pas à l’évidence de mener à bien un tel projet, le ministre de la Culture palestinien de l’époque avança le nom de Jérusalem. Pari osé, pourtant, que d’organiser la manifestation symbole de l’arabité/l’arabisme - c’est le même mot en arabe, ‘urûba/عروبة, le fait mérite qu’on le relève ­- dans une ville dont la partie orientale est, au regard du droit international à tout le moins, occupée depuis 1967 et que les Israéliens ont déclaré en 1980 « capitale éternelle et indivisible » de leur Etat ! Et comme on pouvait le craindre, la fête a tourné court.

Pour se montrer à la hauteur de la création palestinienne et de sa place au cœur de la culture arabe, une telle manifestation avait à affronter nombre de questions : quelle place donner à Jérusalem à l’heure où les accords d’Oslo ont fait de Ramallah, depuis le milieu des années 1990, la  « capitale culturelle » de l’Autorité palestinienne ? Comment imaginer une saison culturelle qui prenne le risque de donner la parole aux créateurs et aux intellectuels au détriment des institutions d’un Etat toujours en gestation et en proie à mille difficultés ?

Très concrètement, quelle « Jérusalem culturelle » fêter : la partie orientale, « légitimement revendiquée » par les Palestiniens même si Oslo consacre son annexion de facto par les Israéliens (qui ne cessent de « judéïser » les lieux et continuent, comme ces derniers jours, d’en expulser les habitants arabes), ou bien la Jérusalem historique, avec la partie occidentale, territoire officiel de l’Etat hébreu depuis 1948 ? La culture palestinienne concerne-t-elle, ou non, les « Palestiniens des Territoires » (qui ne peuvent pas se rendre à Jérusalem)  ou les « Palestiniens de l’intérieur » (i.e. ceux qui vivent sur le sol de l’Etat israélien), sans parler de ceux de la diaspora, alors que les uns et les autres ne relèvent pas « vraiment » de l’autorité de Ramallah ? En d’autres termes, comment et avec qui l’Autorité palestinienne pouvait-elle légitimement célébrer « sa » capitale culturelle ?

Ces questions, déjà bien difficiles, devenaient insurmontables dès lors que la célébration de « Jérusalem, capitale de la culture arabe » se déroulait sur fond de conflit ouvert entre le Fatah et le Hamas. En effet, le ministre qui a fait cette proposition en 2006 et qu’on connaissait surtout dans le domaine culturel pour ses diatribes contre les danseuses orientales et contre la perversion des mœurs en 2006 appartenait au mouvement Hamas qui venait de remporter les élections législatives …

Porteur d’une telle symbolique, le projet ne pouvait être abandonné à un rival politique et l’Autorité palestinienne, installée à Ramallah, a tenté de mettre en oeuvre un projet dont les premiers responsables pressentis  - Mahmoud Darwich, Hanan al-Ashrawi notamment - ont rapidement démissionné, avec quelques raisons sans doute. Aujourd’hui, ce sont même trois comités qui revendiquent l’organisation d’une manifestation qui n’en finit pas de commencer.

Il y a eu ainsi, le 7 mars dernier, une première inauguration par le comité émanant du Hamas à Gaza, dans un territoire quasi totalement coupé de Jérusalem comme du reste du monde. Une autre est attendue le 30, anniversaire du « jour de la Terre » pour les Palestiniens, cette fois-ci à l’initiative d’un certain nombre de « Palestiniens de la diaspora », regroupés au sein de la « Campagne civile pour la célébration de Jérusalem, capitale de la culture arabe » (الحملة الأهليّة لاحتفاليّة القدس عاصمة الثقافة العربيّة).

Quant à l’inauguration « officielle », organisée par l’Autorité palestinienne « légale »,  elle avait été prévue pour le samedi 21 mars (la première date retenue, au début de l’année, avait naturellement été repoussée à la suite de l’attaque contre la bande de Gaza). Venue de Damas, une torche devait symboliquement annoncer à Jérusalem le début de l’événement commémoré dans d’autres villes de Palestine : à Nazareth, « de l’autre côté de la ligne », c’est-à-dire dans la Palestine de 48, mais aussi à Bethléem, dans la Palestine dite autonome, où Mahmoud Abbas recevait quelques rares officiels arabes.

Si le « président de l’Autorité palestinienne » accueillait ses hôtes samedi dernier dans la ville de la Nativité, c’est parce que l’autonomie des Palestiniens - on ne parle pas bien entendu d’indépendance… - s’arrête aux portes de Jérusalem selon les accords d’Oslo, accords qui stipulent également que ladite « Autorité » n’est pas en droit de se livrer à des activités politiques en dehors des territoires (prétendument) sous son contrôle. C’est donc fortes de leur bon droit, de leur point de vue s’entend, que les autorités israéliennes ont interdit manu militari les festivités sur « leur » territoire : à Nazareth (frontières de 48), tout comme à Jérusalem, où elles ont confisqué la malheureuse torche et crevé quelques ballons aux couleurs palestiniennes lancés par les enfants des écoles, sans oublier d’arrêter quelques dangereux activistes distribuant des T-shirts avec le logo « Jérusalem, capitale de la culture arabe ».

D’ailleurs, elles étaient déjà intervenues de la même manière il y a tout juste un an, quand les responsables du comité d’organisation avaient voulu communiquer à la presse le logo de leur saison. Dix minutes avant la rencontre, une descente de police avait fait évacuer le Théâtre national (المسرح الوطني) , fondé en 1984 et à ce jour unique théâtre de la « partie arabe » de la ville, en arrêtant quelques récalcitrants, précisément au prétexte que ladite manifestation n’était pas culturelle mais politique…

Que « le plus démocratique des Etats de la région » interdise, en mars 2008 et aujourd’hui encore, jusqu’au seul logo d’une manifestation culturelle ne suscite guère de protestations. C’est sans doute que tout le monde s’accorde à reconnaître que la célébration de Jérusalem comme capitale « éternelle et indivisible » de la culture arabe est bien une affaire hautement politique…

Illustrations : logo de la campagne “officielle” ; Jérusalem, “centre du monde”, manuscrit du XIVe siècle ; affiche du film palestinien Intervention divine, d’Elia Suleiman