Soleil en pleine face : la lumière pleut, rue Bonaparte, début mars 2009. Le contrejour efface les visages des passants croisés sur le trottoir. Ils apparaissent comme des silhouettes découpées sur la blancheur crue des murs et de l'asphalte. Le contraste écrase la perspective, comme dans les enluminures du Moyen-Age. Photos prises au jugé dans la lumière aveuglante, en déclenchant en avance de la scène pour tenir compte du temps de réponse du téléphone portable. Cette jeune femme en a un à l'oreille. Elle a croisé les laisses de ses chiens dans son dos pour ménager un passage entre les piquets de fer et le mur. Son regard croise le mien. De sa position, avec le soleil dans le dos, la vue de la rue n'a rien à voir. En se retournant, elle verrait ce contraste. Comme le son d'un ambulance qui change en passant près de nous.
Autre image, celle d'une brève rencontre rue du Louvre à Paris. Photo prise là aussi avec un calcul mental du temps de déclencheur. Nous nous croisons à distance respectable.
J'ai une véritable fascination pour les photos de William Klein, prises à l'instinct dans la foule dans les rues de New York. Aucune comparaison avec ce géant, je ne suis qu'un amateur. Le
Leica de “Bad Boy” (son surnom), est le prolongement de son œil. Comme Franquin qui dessinait souvent des passants dans le tram ou à la terrasse des cafés, sans regarder sa feuille, ne quittant jamais des yeux son modèle éphémère. Une sorte de court-circuit qui raccourcit le passage à l'acte artistique. Il y a cette volonté chevillée dans les photos de Klein. On décèle aussi cette envie de s'immerger dans les foules, de faire corps avec son environnement. A l'époque (dans les annes 50), il lui arrivait de crier pour forcer les gens à le regarder et pour capter des regards, des moments, des situations... Nous vivons maintenant environnés d'images. Elles tournent autour de nous et structurent peu à peu notre espace. Nous voudrions voir et être vu de partout. C'est une quête un peu vaine, mais notre boulimie est infinie. Boulimie qu'on retrouve sur Google Maps et ses street views qui accompagnent son module de recherche d'adresses. Les camionnettes Google Maps sillonnent désormais les villes et engrangent les vues panoramiques. Sauf que cette fois, les personnages sont méconnaissables. On a beau zoomer, leurs visages sont floutés. Google ne tient pas à avoir d'histoire avec le droit à l'image. Nous cotoyons un nouvel abime. Google nous ouvre un nouvel espace, rayonnant, coloré, fascinant (on peut s'y déplacer, modifier l'angle de vue, revenir en arrière). Mais cet espace est peuplé de fantômes.