Dans ce qui devient une série d'articles consacrés à
la perception de l'Egypte qui fut celle de Pierre Loti lors de son séjour en 1906, je voudrais aujourd'hui, ami lecteur, vous donner à découvrir la première partie d'un nouvel extrait repris
du chapitre intitulé La mort de Philae, l'ultime de l'ouvrage éponyme qu'il publia voici exactement un siècle.
Au sortir d'Assouan, la dernière maison tournée, voici tout de suite le désert. Et le soir tombe, un soir de février qui s'annonce très froid sous un étrange ciel
couleur de cuivre.
C'est incontestablement le désert, oui, avec son chaos de granit et de sable, avec ses tons roux, sa couleur de bête fauve. Mais il y a les poteaux d'un télégraphe et les
rails d'une ligne ferrée qui le traversent de compagnie, pour aller se perdre à l'horizon vide. (...) Désert qui garde encore les aspects du vrai, mais qui
est maintenant domestiqué, apprivoisé à l'usage des touristes et des dames.
D'abord d'immenses cimetières, en plein sable, à l'orée de ces quasi-solitudes. Oh ! de si vieux cimetières, de toutes les époques de l'histoire; les mille petites
coupoles des saints de l'Islam et les stèles chrétiennes des premiers siècles qui s'émiettent côte à côte, au-dessus des hypogées pharaoniques. Le crépuscule aidant, toutes ces ruines des morts
et tous les blocs des granits épars se mêlent en groupements tristes, détachant de fantastiques silhouettes brunes sur le cuivre pâle du ciel : arceaux brisés, dômes qui penchent, rochers qui se
dressent comme de hauts fantômes ...
Ensuite, cette région des tombes une fois franchie, les granits seuls jonchent l'étendue, des granits auxquels l'usure des siècles a donné des formes de grosses bêtes
rondes; par places, ils ont été jetés les uns sur les autres et figurent des entassements de monstres; ailleurs ils gisent isolés parmi les sables, comme perdus au milieu de l'infini de quelque
plage morte. On cesse de voir les rails et le télégraphe; par la magie du crépuscule, tout redevient grandiose, sous un de ces ciels des soirs d'Egypte qui, l'hiver, ressemblent à de froides
coupoles de métal; voici que l'on a conscience enfin d'être vraiment au seuil de ces profondes désolations arabiques dont aucune barrière, après tout, ne vous sépare (...)
Trois quarts d'heure de route environ, et, devant nous là-bas, apparaissent des feux, qui déjà s'allument dans le jour mourant. (...) Chélal, village au bord de l'eau, où l'on prend une barque pour aller à Philae. Horreur ! ce sont des lampes électriques ! Et
Chélal se compose d'une gare, d'une usine au long tuyau qui fume, puis d'une douzaine de ces louches cabarets empestant l'alcool, sans lesquels, paraît-il, la civilisation européenne ne saurait
décemment s'implanter dans un pays neuf.
L'embarcadère pour Philae. Quantité de barques sont là prêtes, car les touristes alléchés par maintes réclames, affluent maintenant chaque hiver en dociles troupeaux.
Toutes, sans en excepter une, agrémentées à profusion de petits drapeaux anglais, comme pour quelque régate sur la Tamise; il faut donc subir ces pavois de fêtes foraines, - et nous partons avec
une nostalgique chanson de Nubie que les bateliers entonnent à la cadence des rames.
On y voit encore, tant ce ciel en cuivre reste imprégné de froide lumière. Nous sommes dans un grand décor tragique, sur un lac environné d'une sorte d'amphithéâtre
terrible que dessinent de tous côtés les montagnes du désert.
C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers contrastait avec ces hautes
désolations érigées alentour comme une muraille. Aujourd'hui, à cause du "barrage" établi par les Anglais, l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus; ce lac, presque, une
petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis, - qui trônait là depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de
colonnades et de statues - émerge encore à demi, seul et bientôt noyé lui-même; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à cette heure où la nuit commence de confondre toutes
choses.
Nulle part ailleurs que dans la Haute-Egypte les soirs d'hiver n'ont ces transparences de vide absolu, ni ces teintes sinistres; à mesure que la lumière s'en va, le ciel
passe du cuivre au bronze, mais en restant métallique; le zénith devient brun comme un gigantesque bouclier d'airain, tandis que le couchant seul persiste à rester jaune, en pâlissant jusqu'à une
presque blancheur de laiton, et là-dessus, les montagnes du désert aiguisent partout leurs silhouettes coupantes, d'une nuance de sienne brûlée.
Ce soir, un vent glacial souffle avec furie contre nous. Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement sur ce lac artificiel, - que soutient comme en l'air une
maçonnerie anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante; lac sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ces eaux troubles des ruines sans prix : temples des dieux de
l'Egypte, églises des premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des embruns, par l'écume de mille
petites lames méchantes.
Nous approchons de ce qui fut l'île sainte. Par places, des palmiers, dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir, montrent encore leur tête, leurs
plumets mouillés, donnant des aspects d'inondation, presque de cataclysme.
Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de Philae, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du Sphinx ou des Pyramides. Il
s'élevait jadis sur un piédestal de hauts rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent
isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans l'eau à l'intention de quelque royale naumachie.
Nous y entrons avec notre barque, - et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité antique; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune du
crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le kiosque de Philae, dans ce désarroi précurseur de son
éboulement ! Ses colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes, semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de pierre : tout à fait kiosque de rêve
maintenant, et que l'on sent si près de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus ...
(Visite à suivre ...)
(Pierre LOTI, La Mort de Philae, Paris, France Loisirs, 1990, pp. 219-23.)