En citant, lors du discours de Ratisbonne du 12 septembre 2006, l’empereur byzantin Manuel II Paléologue soulignant une « violence » qui aurait été intrinsèque à l’Islam, Benoît XVI aurait dû se douter que, même s’il ne faisait pas ouvertement siens ces propos, il risquait de susciter une vraie polémique dans un monde musulman chauffé à blanc quelques semaines auparavant par une habile instrumentalisation des caricatures de Mahomet. Cette polémique le conduisit, dès le 20 septembre suivant, à exprimer ses « regrets » sur un « malentendu »…
En mai 2007, lors d’un voyage au Brésil, au mépris des travaux des historiens et de la position qu’avait défendue Jean-Paul II 15 ans auparavant, Benoît XVI affirmait que la vaste entreprise de christianisation de l’Amérique latine n’avait « comporté à aucun moment une aliénation des cultures précolombiennes » ni cherché à « imposer une culture étrangère ». Dans les dix jours qui suivirent, devant la vague de protestations, il finissait par admettre du bout des lèvres la présence « d’ombres » dans cette période de l’histoire de l’Eglise.
Quatre mois plus tard, le cardinal-archevêque de Cologne, Joachim Meisner, déclara que « l’art qui se couperait trop de la religion » deviendrait « dégénéré » – une épithète rappelant singulièrement une terminologie nazie de triste mémoire – sans que ses propos ne soient condamnés un instant par le Vatican, ni par son chef. Cette absence de réaction, en dépit de nombreuses protestations, notamment en Allemagne, paraît d’autant plus malvenue qu’elle s’inscrit dans un contexte connexe, celui d’une volonté de Benoît XVI de béatifier Pie XII (alors que rien ne presse en l’occurrence), pape hautement germanophile dont le silence, durant la seconde guerre mondiale, ouvre à toutes les interprétations. Ajoutons l’assimilation, pour le moins un peu courte, qu’il fit des Nazis à un simple « groupe de criminels » lors du discours prononcé à Auschwitz en mai 2006.
En janvier dernier, après de nombreuses concessions accordées aux lefebvristes (libéralisation de la messe en latin, retour à la communion donnée dans la bouche et à la génuflexion, réapparition de la tradition médiévale des « indulgences »), la levée de l’excommunication des quatre évêques intégristes, dont Richard Williamson, négationniste notoire, créa, dans le monde et au sein des catholiques, une véritable tempête que ne parvinrent pas à apaiser les justifications embrouillées de la Curie, pas plus, d’ailleurs, que la lettre d’explication du 12 mars adressée aux évêques. Aucun observateur sérieux du Vatican ne pourra en effet croire que le pape ignorait les propos que Williamson tient publiquement depuis une dizaine d’années (notamment lors d’un entretien au Canada avec la presse) sur les chambres à gaz. En effet, le profil des quatre évêques lefebvristes faisait l’objet d’une veille serrée de la part des services pontificaux auxquels l’interview n’avait pu échapper, ceux-ci ayant été en outre placés, avant avril 2005, sous la responsabilité d’un certain cardinal Ratzinger dont l’un des dossiers était, précisément, celui du dialogue avec les intégristes…
Plus récemment encore, Benoît XVI ne condamna pas l’excommunication par l’archevêque de Recife, José Cardoso Sobrinho, de la mère d’une enfant de 9 ans qui avait consenti à l’IVG de sa fille, violée par son beau-père et dont la vie était en danger, ni celle des médecins qui l’avait pratiquée. Ces sanctions furent, bien au contraire, justifiées par le cardinal Re, préfet de la congrégation pour les évêques, dans les jours qui suivirent – une célérité inhabituelle, et en tout cas bien éloignée de la lenteur avec laquelle le Vatican finit (en avril 2008) par reconnaître le problème soulevé par les victimes des prêtres pédophiles américains, sous la pression de l’opinion. Or, l’excommunication n’est pas un acte secondaire dans l’Eglise catholique : dans sa lettre du 12 mars aux évêques, Benoît XVI avoue lui-même qu’elle est « la punition la plus dure » ! L’infliger à cette mère fut à juste titre perçu comme l’expression d’une absence totale d’humanité et de compassion.
Enfin, dernière polémique en date, il faut bien évoquer les déclarations du pape au sujet du préservatif, il y a trois jours. Ses propos n’ayant été, le plus souvent, que résumés par la presse, en voici la transcription exacte, telle que le site Internet du Vatican la reproduit :
« Question : Votre Sainteté, parmi les nombreux maux qui affligent l’Afrique, il y a également en particulier celui de la diffusion du sida. La position de l’Eglise catholique sur la façon de lutter contre celui-ci est souvent considérée comme n’étant pas réaliste et efficace. Affronterez-vous ce thème au cours du voyage ?
Benoît XVI : Je dirais le contraire : je pense que la réalité la plus efficace, la plus présente sur le front de la lutte contre le sida est précisément l’Eglise catholique, avec ses mouvements, avec ses différentes réalités. Je pense à la Communauté de Sant’Egidio qui accomplit tant, de manière visible et aussi invisible, pour la lutte contre le sida, aux Camilliens, à toutes les religieuses qui sont à la disposition des malades… Je dirais qu’on ne peut pas surmonter ce problème du sida uniquement avec des slogans publicitaires. Si on n’y met pas l’âme, si on n’aide pas les Africains, on ne peut pas résoudre ce fléau par la distribution de préservatifs : au contraire, le risque est d’augmenter le problème. La solution ne peut se trouver que dans un double engagement : le premier, une humanisation de la sexualité, c’est-à-dire un renouveau spirituel et humain qui apporte avec soi une nouvelle manière de se comporter l’un avec l’autre, et le deuxième, une véritable amitié également et surtout pour les personnes qui souffrent, la disponibilité, même au prix de sacrifices, de renoncements personnels, à être proches de ceux qui souffrent. Tels sont les facteurs qui aident et qui conduisent à des progrès visibles. Je dirais donc cette double force de renouveler l’homme intérieurement, de donner une force spirituelle et humaine pour un juste comportement à l’égard de son propre corps et de celui de l’autre, et cette capacité de souffrir avec ceux qui souffrent, de rester présents dans les situations d’épreuve. Il me semble que c’est la juste réponse, et c’est ce que fait l’Eglise, offrant ainsi une contribution très grande et importante. Nous remercions tous ceux qui le font. »
Sur le fond, cette transcription diffère peu du résumé qui en a été fait. Son interprétation
Singulière dans son approche, la doctrine de l’Eglise s’est attachée à condamner toute utilisation d’un moyen contraceptif et à prôner l’abstinence et la chasteté, rejointe en cela par les évangéliques les plus archaïsants et les plus puritains des Etats-Unis. Dans un monde où l’on se marie (ou s’unit) de plus en plus tard, une telle exigence d’absence de sexualité s’avère contre-nature pour l’immense majorité des êtres humains. Rares sont ceux, en effet, qui choisissent délibérément l’idéal ascétique imposé par la doctrine chrétienne comme modèle ; même les hommes d’église transgressent parfois leur vœu de célibat et de chasteté. Origène (v. 185 - v. 253), pour tenter de vaincre la tentation de la chair, se castra ; il regretta ce geste qui relevait sans doute davantage de la psychiatrie que de la foi à la fin de sa vie, probablement parce qu’il avait compris, mais trop tard, que le siège du désir que tout humain porte en lui se situe bien plus haut que les parties génitales…
Il est encore plus illusoire de penser que, dans un couple où l’un des partenaires serait infecté, la vie commune devrait se limiter à une cohabitation d’où toute sexualité serait exclue. Or, l’apparition du sida n’a en rien infléchi cette position intransigeante. En cela, l’Eglise se distingue nettement du Judaïsme et de l’Islam dont les théologiens, dans leur grande majorité, reconnaissent la possibilité d’un contrôle des naissances dans un certain nombre de circonstances et jugent licite l’utilisation du préservatif dès qu’il existerait un danger pour la santé. Ces religions, confrontées à la pandémie de sida, ont adopté une attitude pragmatique tandis que Rome reste arcbouté sur une position qui veut ignorer les évolutions que le monde a connues depuis, pratiquement, le Ve siècle, celui au cours duquel Augustin d’Hippone élabora sa doctrine diabolisant la sexualité.
Depuis la conférence de presse non improvisée (les questions avaient été envoyées à l’avance et choisies par le service de presse du Vatican) de Benoît XVI dans l’avion qui le conduisait au Cameroun, les réactions de ceux que Théophile Gautier appelaient les « papegaux » aux critiques qu’elle a soulevées se sont multipliées, apportant au pape un soutien sans réserve. Une rapide veille de la toile permet de recueillir leurs arguments. Pour la majorité d’entre eux, les défenseurs de la promotion du préservatif se classeraient dans les catégories des hédonistes, des matérialistes, des relativistes, des adversaires de la fidélité conjugale et autres « déviants ». Leur mémoire sélective leur a fait oublier les propos de sœur Emmanuelle (« Laissons dire le pape sur les préservatifs, c’est son rôle ; moi, je les distribue ! ») ou de l’abbé Pierre (« Se servir du préservatif est un péché, ne pas se servir du préservatif est un crime ») — des catholiques, il est vrai, pas « comme il faut » pour ces bien-pensants ; juste « comme il faudrait »…
Cette vision redonnera peut-être de l’espoir aux nombreux catholiques légitimement choqués par la déclaration de Benoît XVI. Ce dernier, cependant, donne l’impression d’une volonté de rassemblement de sa communauté bien étrange, sélective, sinon sectaire : aux évêques intégristes, une levée d’excommunication sans condition, à ceux qui ont sauvé la vie de la fillette violée, l’excommunication, aux victimes potentielles du sida, le choix entre la chasteté ou la mort. Lorsqu’il aura quitté le continent africain, il est à craindre qu’il laisse à son « service après-vente » local et dévoué aux malades le soin de distribuer l’extrême onction.
Ce repli rigide, presque identitaire, sur une règle figée (qui tend à prouver que les « bourdes » pontificales n’en sont pas toujours) n’est pas sans présenter toutefois quelques dangers. En radicalisant sa position, jusque dans la liturgie, peut-être Benoît XVI ramènera-t-il quelques « brebis égarées » du lefebvrisme dans le giron romain. Ces dernières, loin de renoncer à leurs convictions, demanderont certainement de nouvelles concessions. L’Histoire montre que, lorsqu’un mouvement politique ou religieux cherche à s’attacher une branche extrémiste, c’est presque toujours cette dernière qui réussit à imposer ses vues. L’encyclique Humanae vitae fut à l’origine de la désaffection de l’Eglise de la part de nombreux couples, de scientifiques et de médecins ; le choix d’un retour vers le passé, d’un autisme vis-à-vis de l’évolution du monde et d’une marche arrière par rapport aux positions d’ouverture de Vatican II, loin de remplir les églises, risque fort de créer une nouvelle rupture et d’éloigner la masse des fidèles de l’aile libérale qui ne pourront se reconnaître dans un traditionalisme anachronique, très éloigné d’ailleurs des pratiques des premiers chrétiens.