Episode 6 : Où le Masque de fer a des doutes sur l'inviolabilité de son refuge, où les tarots prennent une crise d'urticaire et où la boule se montre assez coopérative.
Enfermé au dernier étage du phare de l'île Sainte Marguerite, le Masque de fer se livrait à son occupation favorite, à savoir penser. Il se disait qu'au fond, la vue du haut du phare était quand même plus agréable que le panorama qui s'étendait devant sa grotte ; plus agréable et nettement plus dégagée. Puis, il se demanda pourquoi il n'avait pas essayé d'enlever ce masque qui était quasiment devenu une seconde peau et se souvint qu'il s'agissait d'un sort envoyé par Gudule au moment de leur séparation, quelques siècles auparavant. Evoquer le masque, puis la sorcière, lui remit en mémoire ce qu'il avait subi dans la grotte pluri centenaire et ces pensées lui donnèrent des frissons. Pourvu que les contre sortilèges aient bien fonctionné ! La protection avait été efficace pendant presque quatre cents ans mais à présent que la gnouf avait débarqué dans l'île, le jus d'orties et la décoction de chardons pilés pouvaient se révéler inutiles.
Adonc, le Penseur Masqué passait par des périodes de plus en plus longues d'incertitude, de crainte, voire d'angoisse au sujet de son proche avenir. Il avait dans l'esprit l'horrible vision de Gudule arrivant à fond de ballon dans son nouveau refuge pour achever de lui casser les pieds et le reste. Il avait pourtant tout prévu : la porte en fer forgé était barricadée à l'aide de cinq barres d'acier trempé, il avait émigré tout en haut du phare et pour parvenir à son perchoir, il fallait quand même se taper huit cent trente cinq marches et vu la condition physique de Gudule, c'était un sérieux obstacle et une bonne protection, il avait déversé sur la muraille extérieure de la tour lumineuse tous les produits désherbants qu'il avait trouvés dans les placards afin de faire crever le lierre. Gudule ne pourrait ainsi par ascensionner le phare en s'agrippant au moindre brin de verdure. Il eut fallu aussi colmater tous les interstices entre les pierres afin d'empêcher l'Abomination de s'y accrocher avec les dents, mais le ciment manquait et le temps aussi. Le Masque de fer se disait que c'était là un des points faibles de sa forteresse, laquelle n'en manquait hélas pas : comment, en effet, empêcher la sorcière de prononcer une formule qui pouvait la catapulter dans les airs et la faire atterrir sur le toit, ou pire, directement dans la pièce ronde qui abritait notre malheureux héros ? « Mon refuge n'est plus un refuge, se dit-il, de plus en plus apeuré et consterné, et n'ayant vraiment plus confiance dans les parades anti-magiques qu'on lui avait apprises. Il faut que je le quitte et que j'aille à un endroit vraiment inaccessible. Un abysse, tiens ; ou le centre de la terre, un truc comme ça. Ici, je suis trop en vue ! » Et il réunit tous ses ustensiles, dévala l'escalier, fit tomber les barres d'acier trempé et disparut dans les volutes brumeux qui s'élevait de la mer.
Pendant ce temps, Gudule, toujours assise par terre contre le mur, tentait tant bien que mal de se débarrasser du plâtre qui la recouvrait, aidée du Servile Séide qui en menait encore moins large qu'auparavant. Tirée puis poussée et enfin soulevée, la sorcière parvint à reprendre la station verticale et son premier geste fut de gifler son compagnon histoire de se détendre les muscles. Puis elle exigea de savoir où était passé son futur époux. L'ignorance du Servile Séide lui valut une seconde gifle qui lui mit les larmes aux yeux. Expression déplacée d'un sentimentalisme tout aussi déplacé, jugea Gudule en lui assenant une troisième gifle. Puis elle s'assit devant la table, croisa les mains, ferma les yeux, et prononça à voix basse une incantation destinée à faire apparaître la boule de cristal, qu'elle pensait être restée dans le laboratoire maudit. (1) Mais la boule, en passant entre les mains de Marsupilania, était devenue désobéissante ; elle ne répondit point, n'apparut point et la sorcière ne reçut en réponse qu'un ricanement étrange, qui ressemblait au rire d'un verre à dents -si tant est qu'un verre à dents puisse rire. Furieuse, après avoir boxé le Servile Séide, elle convoqua aussitôt les tarots qui eux, ne se firent pas prier pour la rejoindre. En une seconde, le jeu s'étala devant elle, soumis et prêt à lui lécher les bottes.
« Cartes, ô mes cartes, psalmodia Gudule, montrez-moi où se cache cet animal infernal qui ne veut pas m'épouser ! » Avec une bonne volonté confondante, les tarots se rangèrent aussitôt dans un ordre adéquat puis se mirent tout à coup à se gondoler et à se plier en deux. Gudule fronça les sourcils. « Que vous arrive-t-il, cartons chéris ? » demanda-t-elle puis elle comprit. Le Masque de fer avait bu la décoction de chardons ! Les tarots se tapaient une allergie monstrueuse qui les rendait totalement incapables de prédire quoi que ce soit. « Ah ! Si je le trouve, j'en fais de la saucisse grillée ! rugit Gudule, hors d'elle. Trop, c'est trop ! » Et elle frappa le Servile Séide qui, résigné, tendait déjà la joue pour recevoir sa gifle.
Et nos fiers et vaillants héros, que deviennent-ils ? Et bien, ils sont toujours coincés sur ce rivage désenchanté et continuent de faire des propositions aussi saugrenues qu'inutiles pour aborder enfin à l'île Sainte Marguerite.
Marsupilania la Vaillante avait parfaitement conscience que son rôle de chef lui enjoignait de trouver la solution à leur problème, et ce rapidement, et même très rapidement. Aussi réfléchissait-elle encore plus fort que d'habitude. Une idée lui traversa l'esprit. Avisant Myxomatose qui flânait de ci de là en arrachant quelques bouts d'herbe qu'il mâchonnait mélancoliquement en imaginant que c'était une cuisse de poulet rôti, la Vaillante l'apostropha en ces termes : « Dis-moi, toi, l'auteur, comment comptes-tu nous faire traverser ? » « Aucune idée, dit Myxomatose. Encore une fois, je ne suis pas vraiment l'auteur, je ne suis que son émanation. J'ignore ce qu'il a en tête. » « A quoi sers-tu alors, lapin putride ? » lança la Belle Monogramme. « A rien, rétorqua dignement le Chevalier Masqué. Comme toi, d'ailleurs. » « QUOI ? fit la Princesse, outrée. Qui a délivré Logarithme ? Qui s'est souvenu de ce qui s'était passé ? Vous mériteriez une baffe, toi et ton alter ego pour m'avoir embringuée dans cette histoire débile et tu oses en plus, prétendre que je suis inutile ?! » « Tu gonfles, Princesse, affirma Myxomatose, particulièrement convaincu de ce qu'il disait. Puisque c'est comme ça, je vais demander à mon double de trouver une solution. Mais ce n'était pas ce qui était prévu au départ. Vous deviez arriver à régler le problème vous-mêmes ! »
Et soudain, Marsupilania la Vaillante poussa son cri de guerre, celui qui fait se précipiter les gens dans leur cave, certains que l'Apocalypse a commencé. « La boule, la boule, la boule ! » clama-t-elle en tournant sur elle-même comme une girouette. Et elle sortit de sa poche l'instrument susnommé. « Boule, réponds-moi : comment traverser cette merde de mer ? Montre-moi le moyen d'arriver de l'autre côté. » La boule commença par jouer sa délicate et refusa de réfléchir comme on le lui demandait. Menacée d'être fracassée sur les rochers, elle revint à de meilleures dispositions et envoya l'image d'un bateau à moteur qui attendait tranquillement dans une petite crique contiguë à celle où se trouvaient nos héros. « Victoire ! cria Marsupilania en embrassant la boule (qui devint toute rouge) ; nous pouvons à présent traverser ! » Et ayant donné l'information précise à ses compagnons, elle dirigea Uno vers la crique où se balançait mollement le petit bateau salvateur.
(Bon, voilà, ça c'est résolu. Mais où va se réfugier le Masque de fer ? Et Gudule, que va-t-elle faire ? Et la traversée de nos héros se fera-t-elle sans problème ? La sorcière n'est donc pas avertie de leur venue ? Mais si, enfin ! Seulement, ça, c'est pour le prochain épisode...)
(1) Voir Marsupilania la Vaillante.