Guantanamo : le dilemne d'Obama

Publié le 20 mars 2009 par Kak94
  • Langue
    • English
Par Kenneth Roth, Directeur exécutif de Human Rights Watch
Mars 19, 2009

Au lendemain de son entrée en fonction, le 22 janvier 2009, le Président Obama signe une directive stipulant la fermeture du centre de détention de Guantanamo d'ici un an.

© 2009 Reuters
Other Material:  Article de Kenneth Roth paru dans Foreign Affairs
Il est temps de fermer Guantanamo pour de bon—
non seulement le lieu mais aussi le système en soi de détention sans inculpation.
Kenneth Roth, Directeur exécutif de Human Rights Watch

Le lendemain de son entrée en fonction, le président Barack Obama a signé un ordre exécutif prévoyant la fermeture du centre de détention militaire de Guantanamo Bay à Cuba d'ici un an. La question est, comment ? L'administration Obama va-t-elle insister pour que tous les détenus soient effectivement poursuivis ou relâchés, ainsi que Human Rights Watch et plusieurs autres groupes l'ont recommandé ? Ou va-t-elle simplement transférer Guantanamo sur le sol américain en fermant la base de Cuba, tout en en continuant à détenir certains individus sans les juger ni même les inculper ?

La directive signée par Obama le 22 janvier 2009 laisse cette question en suspens. Bien que cette directive stipule que les cas de plus de 240 individus toujours détenus à Guantanamo soient réexaminés, de façon à déterminer ceux qui doivent continuer à être détenus, elle diffère toute décision concernant les bases sur lesquelles ces personnes seront gardées en détention. Elle ne résout pas non plus la question de savoir si les détenus seront poursuivis dans des Cours fédérales ordinaires, ou si leur détention sera prolongée sans procès. Cette deuxième hypothèse est envisageable soit sous un régime de détention provisoire autorisé par le Congrès,  soit sur la base d'un argument similaire à celui utilisé par l'administration Bush,  octroyant aux Etats-Unis le droit de détenir des « combattants ennemis » pendant l'entière durée de la « guerre globale contre le terrorisme ».

Dans un article publié dans le numéro de mai/juin de la revue Foreign Affairs, j'ai souligné les raisons pour lesquelles le système de justice criminelle est la meilleure juridiction pour poursuivre les individus suspectés de terrorisme, bien supérieure à la détention sans procès. La loi américaine actuelle ne requiert qu'un nombre étonnamment limité de preuves pour reconnaître un suspect coupable de complot en vue de commettre un acte terroriste ou d' « assistance matérielle » en vue de commettre un acte terroriste : pour obtenir une condamnation du premier type, par exemple, les procureurs doivent seulement démontrer qu'un accord criminel entre deux personnes a été passé, et qu'une étape, peu importe son caractère inoffensif, a été entreprise dans la réalisation de cet accord. Dans la mesure où le gouvernement américain n'est pas capable ne serait-ce que de présenter ces preuves minimales, il a alors peu de raisons de penser que le suspect est coupable en premier lieu.

De plus, le fait que certaines des preuves présentées puissent être liées à des informations confidentielles recueillies par les services de renseignement n'est pas une raison suffisante pour ne pas les présenter devant des cours fédérales ordinaires. Depuis qu'une loi sur les Procédures  relatives aux renseignements confidentiels (« Classified Information Procedures Act ») a été votée en 1980, le système judiciaire des Etats-Unis a acquis une expérience indéniable concernant l'équilibre entre les droits du suspect à un procès équitable et l'intérêt légitime du gouvernement à sauvegarder les secrets de ses services de renseignement.

A l'inverse, un régime de détention préventive serait périlleux pour les libertés des citoyens des Etats-Unis et d'autres pays. Un tel régime permettrait au gouvernement américain de détenir des individus pour une période indéterminée en se basant sur des prédictions relatives au danger qu'ils pourraient éventuellement représenter à l'avenir, plutôt que sur des crimes qu'ils ont commis et dont la preuve peut être apportée. Une telle politique constituerait une rupture radicale avec la tradition judiciaire américaine, et un manquement majeur au droit fondamental contre la détention arbitraire.

A ce jour, l'administration Obama n'a pas demandé au Congrès d'adopter une loi qui autoriserait un régime de détention préventive. Toutefois le gouvernement américain pourrait être tenté de continuer à détenir des individus considérés comme des « combattants ennemis ». Pour se distinguer de l'administration Bush - qui a rendu l'expression « combattants ennemis » tristement célèbre - l'administration Obama pourrait assurer qu'elle entend appliquer le concept de façon moins extensive. Elle pourrait également maintenir que les dangers de la détention préventive sont atténués par la décision de 2008 de la Cour Suprême déclarant que la procédure « habeas corpus » permet à tous les prisonniers de Guantanamo de contester la légalité de leur détention devant les cours fédérales américaines.

Mais cela ne suffirait pas. Le droit international gouvernant les conflits armés autorise une partie à un conflit à détenir des ennemis combattants fait prisonniers sur le champ de bataille jusqu'à la fin du conflit, afin de les empêcher de retourner au combat. Compte tenu de l'étendue géographique restreinte de la plupart des champs de bataille et à la possibilité d'identifier les combattants assez facilement grâce à leurs armes ou uniformes, ce droit a dans le passé posé peu de problèmes aux civils ordinaires. La plupart des prisonniers les plus importants détenus à Guantanamo, cependant, ont été capturés en dehors d'Afghanistan, seul champ de bataille traditionnel de la « guerre globale contre le terrorisme ». En associant au concept d' « ennemi combattant » celui de la « guerre globale contre le terrorisme », l'administration Bush s'est octroyé le droit de détenir des prisonniers capturés dans presque n'importe quel pays. Or dans la mesure où les terroristes se distinguent rarement des civils ordinaires, permettre au gouvernement américain d'étiqueter quelqu'un comme « ennemi combattant » dans le cadre d'une guerre globale contre le terrorisme a de fait signifié qu'il s'accordait le droit unilatéral de détenir pratiquement n'importe qui n'importe où, sans chefs d'accusation ni jugement, et de le détenir pour toute la durée de la guerre, c'est-à-dire probablement toute sa vie.

L'accès à la procédure « habeas corpus »,  qui autorise tout détenu à contester la légalité de sa détention, n'est pas un garde-fou suffisant contre les abus. Etant donné qu'un réexamen dans le cadre de cette procédure n'est pas un procès criminel, les procureurs ne sont pas obligés de prouver au-delà du doute raisonnable qu'un détenu a commis une offense criminelle spécifique pour pouvoir justifier sa détention. Si l'administration Obama convainc les cours américaines d'accepter le concept d' « ennemi combattant » dans la « guerre totale contre le terrorisme » comme une justification possible pour la détention, le gouvernement américain n'aura besoin d'établir que  le plus ténu des liens entre les détenus et le terrorisme, permettant de maintenir des suspects en dehors du système de justice criminelle et de les détenir sans chefs d'accusation en se basant sur des affirmations peu solides qu'ils sont des « ennemis combattants ». En outre, ce pouvoir serait étendu au monde entier, permettant la détention sans inculpation de personnes non seulement aux Etats-Unis mais aussi dans des pays aux systèmes judiciaires bien établis, tels les pays de l'Union européenne. Une telle étape saperait sérieusement l'Etat de droit. Même si l'administration Obama se gardait de dépasser les limites en la matière, un dangereux précédent serait établi, ouvrant la voie à de potentiels abus par de futurs gouvernements américains.

Certains professeurs universitaires, tel David Cole, ont déclaré que la détention préventive ne représente en fait pas un écart par rapport à la tradition juridique américaine, car les témoins matériels dans les affaires criminelles ou les délinquants sexuels considérés comme un danger public font parfois l'objet d'une telle détention. Toutefois cet argument ne fait pas état du type de particulier de détention dans les affaires de terrorisme. Par exemple, les témoins matériels ne peuvent être détenus que jusqu'à ce qu'ils aient témoigné, et non pas pour des années. De même, des cours américaines ont autorisé l'internement de délinquants sexuels ou de personnes qui avaient été reconnues dangereuses, mais-afin de respecter les garanties de la justice criminelle-n'ont permis de telles détentions que dans des cas de maladie mentale empêchant la personne de contrôler son comportement. Personne ne peut prétendre que ce soit le cas de tous les détenus de Guantanamo.

Si l'administration Obama continue à détenir des suspects de terrorisme sans procès, elle ne fera que prolonger la politique de lutte antiterroriste de l'administration Bush sans considérations pour les droits fondamentaux. Pour le reste du monde, Guantanamo est devenu plus qu'un centre de détention à Cuba. Cette base militaire symbolise aujourd'hui la violation complète des droits de ceux qui y sont détenus. Le simple fait de transférer ces détenus de Cuba vers les centres de détention fédéraux de Fort Leavenworth dans le Kansas ou de Florence dans le Colorado, par exemple, ne convaincra personne que Guantanamo a bel et bien été fermé. Ceci ne sera possible qu'avec la tenue de procès réguliers dans des cours fédérales américaines.

Une politique du « poursuivre ou relâcher » comporte évidemment quelques risques. Certains détenus qui ne peuvent pas être poursuivis malgré le nombre limité de preuves requises pourraient s'avérer dangereux par la suite. Selon le Pentagone, environ 10% des détenus de Guantanamo déjà relâchés sont retournés à des activités terroristes. Un article publié par Seton Hall University a toutefois noté que ce chiffre inclut d'anciens détenus qui ne se sont engagés que dans une « guerre de la propagande » en parlant de leur expérience à Guantanamo.

Cependant une décision de garder le centre de détention de Guantanamo ouvert, que se soit en le conservant à Cuba ou le transférant aux Etats-Unis, comporte également des risques. Le monde est plein de jeunes gens en colère qui en veulent aux Etats-Unis et lui souhaitent du mal, or les détenus de Guantanamo n'en représentent qu'un infime échantillon. La sécurité des Etats-Unis et celle de ses citoyens dépend essentiellement de la crevaison de ce vaste abcès de terroristes potentiels. Pendant plus de sept ans, la simple existence du centre de détentionde Guantanamo a été une aubaine pour les recruteurs d'apprentis terroristes, tout en décourageant la coopération internationale nécessaire à la protection des Etats-Unis et de ses alliés contre le terrorisme. Eliminer ce symbole puissant de l'injustice ferait plus pour protéger les Etats-Unis que ne le ferait la détention continue et sans chefs d'accusation d'un petit nombre de détenus prétendument dangereux. Il est temps de fermer Guantanamo pour de bon—non seulement le lieu mais aussi le système en soi de détention sans inculpation.


Also available in:
  • English
source :  http://www.hrw.org/fr/news/2009/03/19/obama-face-au-dilemme-des-prisonniers-de-guantanamo