WaXou m’avait désignée le 2 décembre 2008 (!) pour obéir à cet énoncé : “ouvrir le livre de son choix à la page 123 et citer les cinq lignes qui débutent justement à la cinquième ligne, en prenant soin de préciser titre, auteur, éditeur et année d’édition de l’ouvrage.” J’avais participé cinq mois auparavant, alors j’ai laissé passer quelques semaines… Donc :
“C’était étrange d’avoir un moment à soi - et pas seulement un moment, mais une pleine réserve de moments à venir, et dont aucuns ne voulaient lui faire la peau. S’il en avait eu la force, il en aurait rassemblé quelques-uns et les aurait serrés dans une boîte à cachets, pour plus tard.”
“Le seigneur des porcheries”, Tristan Egolf, Gallimard (Folio), 1998.
Il y a les livres que je lis parce que quelqu’un me les prête, il y a ceux dont j’ai entendu parler ou qui m’ont été recommandés, et puis il y a ceux que je prends sans raison apparente. Celui-là ne vient pas d’une bibliothèque, je l’ai acheté, ce que je fais rarement. Je ne savais rien de lui. J’ignorais qu’il s’agissait du premier roman d’un écrivain américain qui s’est suicidé il y a 4 ans. En fait, c’est la couverture qui a attiré mon attention, d’abord en raison du titre, puis de cette image à la couleur chaude passée : un homme à l’allure rustique et aux mains de travailleur dont on ne sait s’il s’essuie la bouche ou s’il réprime une envie de vomir. Ensuite j’ai lu la première phrase :
“Il arriva un moment où, après que l’étripage Baker/Pottville se fut calmé, alors que les vingt ou trente derniers citrons de l’usine de volailles de Sodderbrook, Hessiens du Coupe-Gorge, trolls de Dowler Street et autres rats d’usine des quartiers est de Baker étaient fourrés dans les paniers à salade du shérif Tom Dippold et expédiés vers les abattoirs bourrés à craquer de Keller & Powell, que les feux d’ordures de Main Street aient été détrempés et écrasés au milieu des ruines fumantes du Village des Nains, que le gymnase avait été noyé de gaz et envahi par une équipe d’agents de police des contés avoisinants, mal équipés et plus que sidérés, que les pillages dans Geiger Avenue s’étaient calmés, que l’émeute à l’angle de la 3e rue et de Poplar Avenue avaient été maîtrisés, qu’une bande de conducteurs d’engin indignés de l’excavation n°6 d’Ebony Steed avait depuis longtemps rendu sa visite de représailles mal inspirées aux rats de rivière de la Patokah en une bruyante et lourde procession de pick-up Dodge, et que le reste de la communauté était si complètement enseveli sous ses propres excréments que même les journalistes de Pottville 6 durent admettre que Baker semblait atteindre l’arrivée des quatre cavaliers de l’Apocalypse - il arriva ce moment où, dans cet ensemble braillard, tout ce qui restait de citoyens avertis et sobres dans le comité de Green surent exactement qui était John Kattenbrummer et ce qu’il signifiait.”
Non, je n’ai pas oublié de point, c’est vraiment la première phrase. Dans ma vie de grande lectrice qui a lu un nombre incalculable de “1ere phrase” (sans forcément aller plus loin dans sa lecture), je dois dire que le choc provoqué par celle-ci a été intense et que j’ai hésité à aller plus loin. Cette ouverture est géniale, mais rebutante. En pensant que toutes les autres phrases des 607 pages du livre pouvaient être dans la lignée de celle-ci, j’ai eu peur, mais je suis plus curieuse que craintive. Je vous rassure (ou vous déçois), cette phrase est unique en son genre, les autres sont bien plus accessibles. Cependant, par sa violence, son rythme, sa densité, elle donne un bon aperçu du roman.
Pour en revenir à la citation de la cinquième ligne de la page 123, j’ai été étonnée en la relisant, parce que j’avais oublié que ce malheureux (anti-)héros avait connu des “moments dont aucuns ne voulaient lui faire la peau”, suffisamment précieux pour être conservés… Je n’avais gardé que les éléments les plus sombres, voire glauques de son existence. Il faut dire que ce n’est pas facile de vivre dans une toute petite ville américaine où l’alcoolisme, l’inceste, le racisme, et la bigoterie sont omniprésentes. Bref, c’est un roman assez sinistre, mais j’ai souris quand je ne sursautais pas, car la critique que Tristan Egolf fait de son pays infernal est parfois très drôle. Il y a des situations cocasses, entre deux descriptions atroces.
Bref, j’avais besoin du prétexte de ce relais littéraire pour conseiller ce livre aux lecteurs qui s’en sentent capables. Je n’aime pas céder à la facilité des comparaisons - qu’elles soient musicales ou littéraires - mais quand même, ceux qui aiment J.K. Toole (”La conjuration des imbéciles”, pour cette révolte / vengeance envers une communauté), Steinbeck (pour l’aspect social) et Bukowski peut-être (pour… l’atmosphère ?) pourraient prendre plaisir à découvrir “Le seigneur des porcheries”. En tout cas, je le classe parmi les grands romans américains du siècle.
Par ailleurs, je l’ai associé avec bonheur à la musique de Tom Waits, alors comme ça ne fait jamais de mal d’entendre Tom Waits…
(Je refilerai bien l’exercice de la page 123 à certains de mes lecteurs mais j’ignore qui ne l’a jamais fait, depuis le temps).
(Promis, ma prochaine note sera plus autobiographique).