Les dessous des Jeux - une nouvelle approche du boycott américain
Dans les pays occidentaux, l’invasion soviétique en Afghanistan est au moment des faits, présentée comme un vaste dessein offensif ayant pour but une occupation stratégique près du Golfe Persique, et le développement du glacis de l’Union Soviétique. Les gouvernements et médias de l’époque relaient cette thèse, et il en va de même pour l’historiographie contemporaine. En effet, aucun historien du sport ayant traité des Jeux olympiques de Moscou, n’a remis en cause cette version « officielle » des faits : aucun, avant M. Jérôme Gygax, de l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève. En travaillant sur de nouvelles sources (notamment les archives de l’ex-Union Soviétique ouvertes depuis 1993), et sur l’administration américaine de l’époque, il a entrepris de mettre à jour le rôle de cette dernière dans l’intervention soviétique.
Zbiniew Brzezinski
Selon lui, la Maison Blanche, en venant en aide à la rébellion basée au Pakistan, a favorisé « l’intervention communiste, entraînant les Soviétiques dans le guêpier afghan, un second Vietnam ». Les dires de Zbigniew Brzezinski, proche de Carter, et de l’ancien directeur de la CIA Robert Gates, apportent des éléments nouveaux quant à la compréhension du problème : « Ils laissent alors supposer une intervention détournée des services de la CIA bien avant le mois de décembre 1979 ». Dans un entretien accordé au Nouvel Observateur en janvier 1998, Brzezinski contredit les arguments qu’il avançait lui-même au moment des faits, et conforte la thèse nouvelle de l’aide apportée par les Américains, aux moudjahidins du Pakistan : « C’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime pro-soviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques ». Ce soutien prend la forme d’une « covert operation », une opération secrète, mise en place très tôt avec le concours de la CIA de Gates, les déclarations de ce dernier l’attestent : « Carter et compagnie se tournèrent vers la CIA pour des actions secrètes visant la scène intérieure soviétique dès mars 1977 ».
De ce fait, en armant les rebelles islamistes, avec l’aide du Pakistan et de la Chine (qui ont tous deux des avantages à tirer de la situation, la Maison Blanche se préserve en agissant à couvert, et tend à susciter une résistance contre le régime de Kaboul, qui pourrait s’étendre à Moscou : « Armer les partis islamistes présente l’avantage de ne pas impliquer les Américains de façon visible et peut, si l’action réussit, non seulement déstabiliser l’Afghanistan, mais également menacer d’embraser les républiques méridionales musulmanes d’URSS ».
Le Kremlin lui-même, est bien conscient de ces ingérences dans la résistance contre Kaboul. A l’occasion des événements d’Hérat (un grand soulèvement a lieu dans cette ville de l’Ouest du pays en mars 1979, faisant 5 000 morts), Andrei Gromyko, membre influent du Politburo, déclare : « Des bandes de saboteurs et de terroristes, qui se sont infiltrées par le territoire du Pakistan, entraînées et armées non seulement avec la participation des forces pakistanaises mais aussi de la Chine, des États-Unis, et de l’Iran, sont en train de commettre des atrocités à Herat ».
Au moment de l’entrée des troupes en Afghanistan, Moscou évoque d’ailleurs ces influences extérieures pour justifier son geste. L’administration Carter dément évidemment. Lors de son interview avec le Nouvel Observateur, le journaliste pose la question suivante à Brzezinski : « Lorsque les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des États-Unis en Afghanistan, personne ne les a crus. Pourtant, il y avait un fond de vérité… Vous ne regrettez rien aujourd’hui ? » La réponse est sans équivoque : « Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : “Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam” ».
Ce témoignage de l’un des acteurs principaux de la crise apporte du crédit aux travaux de M. Gygax. Le président Carter condamne le geste soviétique sur la scène internationale, alors qu’il a favorisé l’intervention en coulisses. Par la suite, il demande le retrait des troupes, brandissant des sanctions à l’encontre de Moscou, alors que là encore, il alimente le conflit en augmentant « substantiellement l’aide militaire au Pakistan dès le mois de janvier 1980 ».
Parmi ces mesures de rétorsion figure le boycott des Jeux olympiques de Moscou, qui semble difficilement compatible avec la volonté affichée de retrait des troupes, objet de l’ultimatum de Carter. Le 20 janvier 1980, le président américain écrit à Kane : « Le gouvernement soviétique attache une énorme importance politique à la tenue des Jeux olympiques de 1980 à Moscou, et si les Jeux ne se tiennent pas à Moscou du fait de l’agression militaire soviétique en Afghanistan, ce fort outrage mondial ne pourra être caché au peuple soviétique, et se répercutera autour du globe ».
En s’attaquant à la société soviétique, au peuple, le boycott prend ainsi une dimension supérieure, et devient une arme politique redoutable.
Suite à cela, Carter mène une dure campagne pour imposer le boycott aux États-Unis, alors que le Comité olympique américain souhaite faire le déplacement à Moscou. Pour s’adjuger le ralliement de l’USOC, réticent à sa cause, l’administration présidentielle exerce des pressions financières, en influant sur ses principaux sponsors, qui menacent rapidement de stopper leurs subventions. La veille du vote qui doit décider de la participation ou non, Carter pousse son chantage encore plus loin, en annonçant qu’il « supprimera le statut fiscal privilégié dont bénéficie l’USOC et qu’il annulera la subvention de 4.2 millions de dollars, non encore allouée par le Congrès, en cas de vote contraire ». Le jour J, une délégation gouvernementale est présente à Colorado Springs, et le vice-président Walter Mondale, prononce un discours dans lequel il compare Moscou à Berlin, faisant ainsi monter la pression : « L’histoire retient son souffle devant ce qui se joue en ce moment et qui ne représente rien de moins que la future sécurité du monde civilisé ». Au pied du mur, l’USOC ne peut que s’aligner sur son gouvernement, en ratifiant le boycott à une large majorité. Les athlètes contredisent pour la plupart la décision de leur président, mais ils sont une nouvelle fois pris en otage par la politique, et ne feront pas le déplacement à Moscou..
Notes
Toutes les citations sont extraites des travaux suivants :
- Jérôme Gygax, Le facteur idéologique dans la diplomatie américaine : instrumentalisation des Jeux olympiques dans la nouvelle guerre froide 1980-1984, DEA en relations internationales mention Histoire et politiques internationales, Genève, IUHEI, 2003, 113 f.
- Jérôme Gygax, « Entre enjeux internationaux et nationaux - Le boycott américain des Jeux de Moscou », in Pierre Milza (dir.), Le pouvoir des anneaux : les Jeux olympiques à la lumière de la politique : 1896-2004, Paris, Vuibert, 2004, pp. 263-297.
- Jérôme Gygax, « Raisons et prétextes au boycott américain des Jeux de Moscou 1980 : covert operation ou engagement militaire en Afghanistan » in Relations Internationales, n° 112, Hiver 2002, pp. 263-297.