Cousinade.

Par Mélina Loupia
Les clichés ont la vie dure. Et je crois que jamais je n’aurai le courage d’avoir leur peau. Ainsi, toutes celles et ceux qui sont venus ici cet été pour se ressourcer ont apprécié de lâcher prise et d’adopter un rythme nonchalant, celui des vacances. Celui des grasses matinées, des apéritifs plus que dînatoires repoussant l’heure du repas jusque dans ses retranchements, où l’estomac n’est plus disponible. Celui des veillées festives, chez les uns, chez les autres, entre resto sympa et fête locale.   Bref, un « vacances, j’oublie tout », y compris ceux qui ont repris.   En l’occurrence moi. Après un été dont je suis sortie essorée à 1200 tours minute, j’ai bénéficié d’une semaine sans invités, sans visites, sans enfants qui ne sont pas les miens. Je me suis enfin plongée dans un rythme plus scolaire. J’allais entrer en phase d’hibernation, comme chaque année à cette époque. Car, contrairement à sa réputation, mon petit village de vacances n’est pas peuplé que de résidences secondaires destinées au farniente. Nous autres de la campagne, des fois, on a des métiers, des enfants, des vies cadrées, régies par le travail, les trajets, l’école et autres joyeusetés.   J’étais donc conditionnée à la reprise de ce collier là.   C’était un lundi soir. J’avais Copilote collé contre mon flanc et Marilion sur mes genoux. Les enfants remplissaient la place restante de Ténérife et nous nous apprêtions à passer une sacrée soirée télévisée. J’attendais un coup de téléphone avec impatience et plaisir. Quand la première cousine a débarqué. Suivie de près par les voisins, passés prendre le café, comme ça.   On les attendait plus ou moins, ici, les gens vont et viennent au gré de ma porte fenêtre ouverte, de mon statut de mère au foyer qui donc est disponible 100% du temps des autres.   Mais qu’importe. Même si très heureuse que tout ce petit monde peuple mon salon, j’étais vraiment lessivée. Copilote avait eu une sale journée. Nous avons eu du mal à gérer la situation.   Mais lorsque dans le milieu de la soirée, ma batterie est devenue critique, la politesse des uns et le respect des autres a fait que nous nous sommes retrouvés (enfin) seuls.   La semaine est allée ainsi, mollement. J’ai pu mener à bien mes projets, mettre en place mes priorités qui n’étaient plus festives. J’en avais besoin, les enfants en avaient besoin, Copilote en rêvait. Puis il y a eu vendredi. La première cousine est venue me dire au revoir, à contre cœur, à une petite journée près, elle allait rater encore une fois la deuxième cousine.   Elle a fait durer la pause café, la conversation agréable et a fini par prendre le volant de sa voiture, après m’avoir promis de m’appeler en arrivant.   Sur ce, je me suis affairée à donner également un cadre délimité à ma maison. J’ai sorti ma panoplie de femme de ménage et ai entamé la traque de la poussière et autres vestiges d’un été passé à négliger ordre et propreté poussés.   Quand une petite main tape au carreau de la porte fenêtre ouverte.   Et la voilà qui redébarque. Comme dans les films américain, je l’ai imaginée, après quelques kilomètres avalés, se dire que c’était trop bête, qu’elle ne pouvait pas casser le trio que nous avons formé pendant tant d’années, des couches-culottes aux premiers baisers, échangés, sur une place, en été. Elle avait fait demi-tour.   Elle est restée avec ma serpillère, mon aspirateur mes fourneaux et moi jusqu’en fin d’après-midi.   Il ne manquait plus que la seconde cousine.   Le week-end est passé, comme tous les week-ends non fériés. Nous avons passé le dimanche chez les parents de Copilote, entre repas pantagruélique et partie de pétanque en famille.   Quand nous avons rejoint notre doux foyer, il n’était pas loin du moment du dîner. La chaleur surprenante de cette fin d’été nous a poussés dans le jardin, pendant que mon riz pilaf vivait ses dernières minutes dans la cocotte.   Au moment où nous passions à table, les voilà qui débarquent. En force. Les deux cousines et deux formidables pièces rapportées. Une en chair et en os, et l’autre en cours de fabrication, à l’abri d’une matrice.   Elles venaient nous chercher pour aller dîner dehors.   Là encore, ce sentiment de décalage. Et toujours ce déchirement. L’envie de dire qu’un dimanche soir, ici, à la fin août, la notion de fête est déjà vague. L’envie de dire que Copilote reprend le boulot demain. L’envie de dire qu’à 5, on ne peut plus faire face aux imprévus, si sympathiques soient-ils. L’envie de dire « On prend nos affaires et on vous suit » surtout.   J’ai décliné l’invitation et les ai tenues malgré moi sur le pas de la porte, je ne voulais ni les retarder dans leurs projets, ni me torturer d’avantage. Mais Copilote, ravi de les voir, les a faites entrer, pour l’apéritif. J’ai baissé les armes. Le trio modifié s’est reformé, quasiment à l’identique, nous avons retrouvé nos marques spontanément.   Lorsqu’elles étaient déjà dans la voiture, en train de nous souhaiter une bonne soirée, j’ai enfilé mes chaussures, embrassé Copilote et les ai rejointes, une place était encore libre à l’arrière.   Tout comme la première, avait fait demi-tour alors qu’elle était sur le point de réintégrer sa vie de femme, j’ai embrassé copilote alors que j’étais sur le point de mettre la table.   Et comme j’ai bien fait, de ne pas trop réfléchir et de déborder du cadre trop strict !   La soirée a été belle. Douce. Un fabuleux dîner pris sur une terrasse, avec vue sur les toits. Rien n’avait changé. Ou presque. Les conversations, les réflexions, les préoccupations et les rires ont pris un sens nouveau. Lentement, nous nous sommes détachées de nos souvenirs d’enfant. Lentement, nous avons crée une entité nouvelle. Avec certes toujours le même noyau. Une dominante par sa personnalité et son charisme à toute épreuve. Une toujours aussi pudique mais attentive. Une toujours entre les deux. Les deux autres, elles, ont certainement déjà pris leur place naturelle au sein de ce trio que je sais désormais inséparable, malgré nos chemins de vie si différents.   Mais comme la vie nous pousse, la soirée a pris fin assez tôt. La voiture a remplacé le vélo pour rallier mon village. Elles m’ont déposée devant chez moi, sans faire une halte sur la place de mon village, jadis notre quartier général où tout de décidait. Chacune a certainement regagné ses pénates.   J’ai retrouvé Copilote sur Ténérife. J’ai débarrassé la table, rempli le lave-vaisselle, repassé une chemise et pris un bain. J’ai embrassé les enfants avant d’aller me coucher.   Mais je n’ai pas cédé aux bras de Morphée immédiatement, malgré la fatigue accumulée de la journée et la douce ivresse de ce fabuleux nectar de nos Corbières.   J’ai réalisé combien j’étais stricte envers les autres, intransigeante. Moi qui, au nom de je ne sais quelle pudeur ou peur, ai bien failli passer à côté d’un moment si précieux. Moi qui, sous le prétexte ridicule d’une vie de femme et de mère à gérer, aurai pu me priver de la compagnie de mes cousines tellement éloignées qu’elles me sont si proches finalement. J’ai réalisé que peut-être, elles aussi, avaient réellement envie et besoin que le trio se reforme, le temps d’une soirée, aussi hors contexte que moi seule, finalement, l’avais décidée. J’ai réalisé que peut-être, j’avais peur de ne plus retrouver l’ambiance de nos quinze ans, alors que seules avec nos vies alors similaires, nos mêmes préoccupations adolescentes, notre insouciance partagée, nos rires à l’unisson et nos pitreries qui resteront gravées dans mon cœur à jamais, nous passions nos étés à l’abri de la vie d’adulte, qui séparent une route en une multitude de chemins hasardeux. J’ai réalisé que j’ai tort, finalement, de penser que je ne suis jamais à ma place, avec mon âge, ma maison, mes dettes mon chômage, mes enfants, mes chats, mon mari et Cariolette.   Alors je me suis recroquevillée sur moi-même. Et j’ai pleuré. La joie, l’amertume, la honte, les regrets, la délivrance, je ne peux pas analyser les larmes qui ont cette nuit-là trempé mon oreiller.   Cet après-midi, la première partira. Lorsque je la reverrai, peut-être sera-ce non seulement toujours ma cousine, mais encore une mère épanouie. Dans la semaine, la seconde regagnera son royaume uni. Lorsque je la reverrai, peut-être enfin mon complexe d’infériorité aura disparu.   En attendant, cette cousinade, jamais je ne l’oublierai.