P.Laranco : "Solitude".

Publié le 19 mars 2009 par Ananda
La plupart des gens semblent avoir une place de plein droit dans le monde.
Ils y évoluent avec naturel, ils connaissent les règles du jeu.
La société est un milieu où ils se meuvent avec aisance, une aisance qui, à vrai dire, pour ma part, m'a de tout temps confondue.
Je les envie parfois. Avoir sa place. Sentir qu'on a sa place.
Ne jamais douter de la légitimité de sa présence au monde.
Être efficace et adapté. Opérationnel. Fonctionnel.
Ne sentir aucun frottement, aucune gêne, aucune sensation de disharmonie, de tiraillement au contact des autres et à celui de l'univers.
Je regarde toujours les gens avec un étonnement perplexe.
En ce qui me concerne, rien de tout ce que je viens de dépeindre ne va de soi.
Je sens, plus souvent qu'à mon tour, leur regard d'aigle me transpercer. Ils ont une sorte de sixième sens pour déceler, pour détecter (si ce n'est même pour renifler !) les êtres inappropriés dont je suis. En général, ils ne s'y trompent pas : ils me cataloguent de suite. Quelque chose en moi cloche, je ne fais pas partie de la tribu (de singes ?). Ils me savent incomplète, ils savent que je reste à l'orée de la tribu. Ils savent que je suis - et demeure - bon gré mal gré, une créature de seuils, de lisières.
Quelquefois, du coup, ils font tout bonnement comme si je n'existais pas. Ils ignorent l'échec de ma personnalité mal dégrossie.
Ils me passent au travers du corps, car je suis devenue transparente.
C'est qu'un gouffre me sépare de leur assurance toute naturelle. Eux, ils partent à la conquête d'un monde qui leur appartient déjà. Moi, la larve autiste, je reste dans mon coin, et je manie les mots. Je les empile, je joue avec telle un enfant joue avec ses cubes. Cela a, au moins, le mérite de me soustraire à leurs accès de dédain, d'impatience outrée. Je leur tourne le dos et, au fond, je sais très bien que ça les arrange. Tout ne vaut-il pas mieux qu'une verrue malvenue sur une surface de peau lisse ?
Ma mère était le produit de l'union d'un Blanc de l'Ile Maurice et d'une femme de couleur de la même île. Déjà, elle se considérait comme une sorte de "bâtarde"...comme un être illicite, illégitime, que le fait même d'exister rendait fautive. Sans doute me transmit-elle cette honte d'être, cette sensation - tenace -  qu'être était une forme de transgression.
Je ne l'avais jamais connue sûre d'elle : elle doutait de tout. Elle se laissait aller à une résignation teintée de scrupules qui la faisaient en quasi permanence, raser les murs. Elle eût aimé, je crois, se dissoudre, pour ne plus être, pour ne plus s'excuser d'être. Elle était un concentré de toutes les névroses mauriciennes.
C'était sans doute pour se faire "pardonner" qu'elle était si gentille !
Je crois n'avoir jamais connu d'être plus dépendant, moins sûr de lui, plus rongé par la conviction qu'elle devait, constamment, gagner, mériter la "tolérance" des autres.
Alors, peut-être que, quelque part, je me suis identifiée à cette mère.
Nous étions très proches et avions une relation quasiment fusionnelle.
Cette mère ne pouvait pas m'apprendre à faire mon entrée dans le monde.
Cette mère ne pouvait pas m'apprendre à m'y installer de plein droit.
Elle m'a couvée et, ce qu'elle m'a appris, c'est la crainte du monde. Elle était née dans le rejet.
Mais elle cachait impeccablement sa frustration, son envie.


P.L