Mais maintenant je fais ce dont je rêvais autrefois : je me glisse de façon à éviter tout un chacun, créant un royaume comme au théâtre, mais c’est un royaume réel, car j’ai creusé une grotte qui peut s’écrouler, un trou où me terrer mieux que dans ma tombe, une concession où ne rien concéder, un endroit où je peux dire absolument tout ce que me permettent de dire mes testicules, mes poumons et ma langue.
Quand Le Tunnel trônait sur mon bureau , c'est à dire pendant presque toute l'année dernière, jusqu'à ce que je me résolve à m'y dévouer corps et âme, je le comparais dans ma tête à un monolithe, sans réfléchir vraiment à ce que cela pourrait signifier, au-delà de l’appréciation visuelle de sa masse, qui a du rebuter plus d’un lecteur léger, quoique c’est à se demander pourquoi alors tant de personnes lisent Anna Gavalda. Mais c’est une question pour un autre jour.
Un monolithe donc.
Dans 2001, Odyssée de l’espace (livre et film), le monolithe noir est un motif récurrent. Il apparait tout d’abord, venu de nulle part, dans un paysage désertique, à l’époque où nous n’étions que des grands singes à peine capables de se nourrir et de ne pas se faire attraper par quelque bête sauvage plus féroce que nous. Ce monolithe noir, rectangle imposant ne ressemblant à rien de connu apporte littéralement la connaissance à ceux qui osent s’en approcher et le toucher, c'est-à-dire affronter sa présence, tester sa réalité et donc les effets putatifs que son existence peut avoir pour la leur, en somme céder à cette curiosité qui fit le malheur d’Adam. De ce contact avec cette entité vraisemblablement extraterrestre (ce n’est qu’un détail pour ce qui nous intéresse), nait véritablement l’homme, c'est-à-dire un être capable de distance avec lui-même, qui médiatise ses instincts par l’outil, qui est donc capable d’apprentissage et par conséquent de lever la tête et se dresser sur ses deux jambes. L’on a tous en mémoire l’image de cet australopithèque ( ?) s’emparant d’un os pour briser le squelette d’un animal trainant là, se rendant alors compte de la force dégagée, et par la même, dans un mouvement beaucoup plus large, de la domination que l’usage de cette première arme lui donnera. D’ailleurs, si mes souvenirs sont bons, il s’en sert pour tuer un autre pré-homme, apprenant par là même à tous ses congénères à la fois l’utilité de l’outil (formule qui a tout du pléonasme et de la lapalissade) comme moyen d’évolution et comme arme, les deux étant liés bien entendu. De même, et par un raccourci qui n’est que ça, Le Tunnel fait partie des livres qui apprennent d’une manière fondamentale quelque chose au lecteur. Dans ses remerciements Claro, son traducteur, indique que l’ouvrage lui a appris « profondément, intensément, sombrement » à traduire. Je pense qu’il en est de même pour le lecteur. Le Tunnel lui apprend profondément, intensément, sombrement à lire.
Avec Le Tunnel, William Gass nous apprend à lire, fait de nous de véritables lecteurs, non pas dans l’optique de l’achèvement de quelque destin qui trouverait son paroxysme dans la lecture de la dernière phrase de l’ouvrage (sur laquelle il y aura tant de choses à dire, à commencer par sa simplicité trompeuse et l’appel d’air immédiat qu’elle crée pour le lecteur qui se retrouve benoîtement à la dernière page d’un ouvrage qui aurait pu continuer, encore et encore, mais qui continue en vérité, dans notre esprit de manière constante, comme un trou noir aspirant nos pensées qui se tournent sans cesse et sans qu’elles n’y peuvent rien vers cet ouvrage, ces lignes, terminales en bien des instances), mais apprend à celui qui ose aller au bout, à celui même qui n’y est pas encore arrivé, mais pas à celui a jeté de dépit l’ouvrage parce qu’il ne convenait pas à sa lecture de métro ou de plage (dépendant des saisons) standardisée, l’humilité de la lecture. Avec candeur nous pourrions ajouter que Gass a écrit un livre qui de manière essentielle déteste son lecteur tant la rage qui en exsude est puissante. Cela ne tient pas évidemment. Il faut cependant, à mon sens, qui n’est que le mien, une extraordinaire patience pour lire cet ouvrage d’une exigence folle, et qui ne saurait résider dans l’attente d’une intrigue qui n’existe pour ainsi dire pas et qui est résumable comme suit : un historien du Troisième Reich, William Frederick Kohler vient de mettre le point final à son grand œuvre, mais au lieu d’en écrire la préface, il raconte sa vie. C’est à la fois faire tenir l’ouvrage au creux de sa main et le dépouiller de tout son sens.
Je citai il y a quelques jours cette phrase : « Je me plains que ma tache est fastidieuse ; je déplore l’absence d’une compagnie affectueuse et le manque de compréhension bienveillante ; mais je sais combien ce qui est secret est sacré, combien il est nécessaire pour nous d’habiter un monde de notre propre invention, même s’il doit sculpter son silence au sein du plus furieux chaos. ». Je me rends compte qu’elle peut parfaitement caractériser l’expérience même de la lecture du Tunnel, acte d’une solitude presque désespérante, qui teste nos limites, notre endurance mais qui nous récompense avec le plus haut degré de littérature, avec une jubilation émanant de la pure horreur qui n’a rien de grandiloquente mais qui trouve sa force dans son affreuse banalité, dans le quotidien de la vie de ce professeur d’histoire, dans cette Histoire qu’il étudie et qui le fait vivre (dans tous les sens du terme), dans son histoire personnelle, racontée avec tant de hargne détachée que cela en devient glaçant. Pour aller trop loin on pourrait affirmer de manière qui ne serait peut être pas assez péremptoire que cette lecture se rapproche le plus d’une expérience masochiste. J’en vois froncer des sourcils. Certes, il n’y a aucune douleur ressentie à la lecture, mais cette capacité qu’à l’ouvrage à remettre en question notre expérience même de la lecture, par l’étouffement complet du réel qu’il se pose comme objet, par sa radicalité intrinsèque, fait que la jouissance esthétique et intellectuelle n’en est que plus présente. Comme le dit si bien un de mes camarades, il se passe toujours quelque chose dans une phrase de Gass. Il nous apprend à lire parce que tout ce que nous lisons est important. Il a sûrement réussi le tout de force qui consiste à avoir écrit 700 pages sans aucune intrigue, sans délimitation de sujet, et surtout, le plus important, sans aucun bavardage ni remplissage inutile, sans qu’aucune des phrases ne tende pourtant vers un but particulier, autre qu’exister avant tout pour elle-même, et après en tant que vecteur d’un ensemble bien plus vaste sans téléologie aucune. Chaque phrase mériterait son exégèse. En cela, Le Tunnel est une expérience ultime de lecture, qui entraine une satisfaction qui ne pourra jamais, une fois les derniers mots lus, être assouvie.
Une grâce étrange émerge cependant de l’ensemble, une beauté extrême naviguant dans la trivialité la plus extrême, des pages entières irradient d’une lumière incandescente, moments de réelle paix et de quiétude, souvent brefs, toujours merveilleux, comme si le Mal ne pouvait se résoudre à envahir complètement le champ de l’expérience, comme si une part de Kohler était irréductible à la « perversité » de ce qu’il raconte, à son insu très certainement tant sa haine est tenace, si forte qu’on l’imagine un temps comme moment créateur de l’ouvrage lui-même, qui sous cet angle n’apparaitrait que pure fiction (ce qu’il est en un sens) ou plutôt affabulation, création, invention et non expérience de la réalité et de toute son épaisseur . Aussi par l’identification créée avec Kohler lui-même et le sujet de ses ratiocinations, identification qui fait dire à Gass qu’il ne considère pas son narrateur comme un monstre (c'est-à-dire comme une créature sortant du champ de l’ordinaire) et que les lecteurs s’identifieront sans doute avec lui bien plus qu’ils ne voudront l’admettre. Ce narrateur travaille le lecteur de l’intérieur, met à jour la part sombre de notre être, où qu’elle soit située, la révèle au sens où la lecture est mise en lumière d’une qualité avant cachée.
En tout cela, Le Tunnel nous apprend, mais il aura fallu le lire, qu’il faudra le relire encore et encore pour le saisir, pour oublier certains détails, s’en approprier d’autres, faire surgir une interprétation différente, peut être, à chaque nouvelle lecture, bien plus que pour d’autres ouvrages. Il en fait partie. C’est aussi cela la Littérature. Le livre qui nous apprend sans cesse à lire et à relire, lui-même et d’autres, et qui rayonne en permanence, bruit de fond imperceptible mais bien présent. Et qui met en doute notre être dans son entier.