Ensuite je me suis mise à penser à de belles choses. Combien de vers je savais par cœur ? Je me suis mise à réciter, à murmurer ceux dont je me souvenais et j'aurais aimé les noter, mais même si j'avais un Bic je n'avais pas de papier. Ensuite j'ai pensé tu es sotte, mais tu as le meilleur papier du monde à ta disposition. J'ai donc coupé du papier hygiénique et me suis mise à écrire. Ensuite je me suis endormie et j'ai rêvé, ah comme c'est drôle, de Juana de Ibarbourou, j'ai rêvé de son livre La rosa de los vientos, de 1930, et aussi de son premier livre, Las lenguas de diamante, quel joli titre, très beau, presque comme si c'était un livre d'avant-garde, un livre français écrit l'an dernier, mais Juana d'Amérique l'a publié en 1919, c'est-à-dire à l'âge de vingt-six ans, quelle femme intéressante ce devait être à cette époque, avec le monde entier à ses pieds, avec tous ces messieurs prêts à obéir élégamment à ses ordres (des messieurs qui n'existent plus, bien que Juana existe encore), avec tous ces poètes modernistes prêts à mourir pour la poésie, avant tant de regards, tant de compliments, tant d'amour. Ensuite je me suis réveillée. J'ai pensé : je suis le souvenir. C'est ce que j'ai pensé. Ensuite je me suis rendormie. Ensuite je me suis réveillée et pendant des heures, peut-être des jours, j'ai pleuré le temps perdu, mon enfance à Montevideo, les visages qui m'émeuvent encore (qui aujourd'hui m'émeuvent même plus qu'avant) et sur lesquels je préfère ne rien dire. Ensuite j'ai perdu le compte des jours que j'ai passée enfermée. De ma pauvre fenêtre je voyais des oiseaux, des arbres ou des branches qui s'élançaient de lieux invisibles, des arbustes rabougris, de l'herbe, des nuages, mais je ne voyais pas de gens, je n'entendais pas de bruits, j'ai perdu la notion du temps que j'ai passé enfermée. Ensuite j'ai mangé du papier hygiénique, peut-être en me rappelant Charlot, mais juste un petit morceau, je n'ai pas eu l'estomac d'en manger plus. Ensuite j'ai découvert que je n'avais plus faim. Ensuite j'ai pris le papier hygiénique sur lequel j'avais écrit, je l'ai jeté dans la cuvette et j'ai tiré la chasse. Le bruit de l'eau m'a fait sursauter et j'ai pensé alors que j'étais perdue. J'ai pensé : malgré toute mon astuce et tous mes sacrifices je suis perdue. J'ai pensé : quel acte poétique que détruire mes écrits. J'ai pensé: il aurait mieux valu que je les avale, maintenant que je suis perdue. J'ai pensé : la vanité de l'écriture, la vanité de la destruction. J'ai pensé : parce que j'ai écrit, j'ai résisté. J'ai pensé : parce que j'ai détruit l'écrit on va me découvrir, on va me frapper, on va me violer, on va me tuer. J'ai pensé : les deux faits sont liés, écrire et détruire, se cacher et être découverte. Ensuite je me suis assise sur le trône et j'ai fermé les yeux. Ensuite je me suis endormie. Ensuite je me suis réveillée. J'avais tout le corps noué de crampes.
Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, Christian Bourgois, trad : Roberto Amutio, P.278-279.
J'ai attaqué la partie livre-chorale des Détectives sauvages. Chacun s'exprime l'un après l'autre, suite de témoignages diffuse et désordonnée autour d'un dictaphone fictif qui prend la forme du livre. On suit la trace des personnages réel-viscéralistes du récit inaugural. Ici, Auxilio Lacouture raconte, entre autre, l'occupation de la faculté de philosophie et de lettres à Mexico, elle recluse dans les toilettes de l'université et, de l'autre côté des cloisons, des soldats violant l'autonomie du campus. On dit d'elle que c'est la mère de la poésie mexicaine, celle qui aime tous les jeunes poètes du D.F.