Un nom surgit des temps passés, une gloire enfouie dans les arcanes surannées du hockey sur glace nord-américain, qui nous renvoie à la légende d’un des plus illustres gardiens de l’histoire de ce sport.
Une vie digne d’un roman noir, une dramaturgie sublimée par un joueur hors du commun, qui, au travers d’une existence torturée au cours de laquelle talent aura rimé avec tourment, gloire avec désespoir, vie avec mort, aura été chercher l’immortalité réservée aux héros sur la glace qu’il aimait tant. Entre grandeur et décadence, voici l’histoire fascinante de l’énigmatique Terry « the Uke » Sawchuk.
Les tumultes de l’enfance
Dans toute fable cultivant une atmosphère aspirant au tragique, la vie du personnage principal commence généralement par une enfance compliquée. Celle de Sawchuk ne déroge pas à la règle. Fils d’un immigré ukrainien installé modestement dans la banlieue de Winnipeg, Terrence Gordon Sawchuk voit le jour le 28 décembre 1929. Le malheur touche sa famille une première fois alors que Terry n’est encore qu’un nourrisson, son frère Roger décédant d’une pneumonie. Il fait ses premiers pas sur la glace à l’âge de quatre ans, aux côtés de son aîné Michael, gardien de but au talent avéré, qui lui transmet sa passion. Malheureusement, le sort s’acharne sur la fratrie Sawchuk quand, à dix-sept ans seulement, « Mitch » succombe à une crise cardiaque. Terry a dix printemps, et la mort de celui qu’il avait érigé en authentique modèle est un traumatisme, qui le hantera durant toute son existence. Il confesse, bien des années après le drame : « Il avait l’habitude de m’emmener dans la voiture de papa de et de me laisser conduire. Nous jouions aux cartes ensemble tout le temps. Je ne pouvais croire que c’était arrivé. Il m’a manqué pendant un long moment par la suite ». Cette tragédie va cependant impulser la carrière de Terry : il se renferme, et pour oublier sa peine, il se lance corps et âme dans le sport; comme son idole, il sera gardien de but. Il rejoint une équipe de quartier, et dès le début, ses prodigieuses aptitudes impressionnent. Il excelle devant sa ligne, accompagné par l’esprit de son frère défunt, dont il porte toujours les bottes. Son entraîneur de l’époque, Bob Kinnear, se souvient : « Nous avions un besoin constant d’équipements et je me rappelle Terry me dire qu’il avait une paire de bottes à la maison. Je lui ai dit des les apporter, et lui ait suggéré ‘ essaie-les’ . Il a été bon dès lors qu’il les a enfilées ».
Son talent inné éveille très vite l’intérêt des prestigieuses franchises professionnelles : les Bruins de Boston et les Red Wings de Detroit ont un œil attentif sur le jeune phénomène (de même que les Pittsburgh Pirates et les Saint-Louis Cardinales en MLB, Sawchuk s’adonnant avec succès à la pratique du baseball durant l’été), et en 1945, il s’envole avec son mentor Kinnear vers le Michigan, afin d’effectuer un essai, qui se révèle concluant. Les dirigeants des Red Wings, le manager Jack Adams en tête, sont enthousiasmés, et proposent à Terry un premier contrat. L’année suivante, il rejoint les rangs de l’escouade junior de Detroit basée à Galt, dans l’Ontario. Durant la saison 1947-48, il passe un nouveau palier en étant assigné aux Knights d’Omaha, en USHL, où il se fait remarquer en obtenant le titre de rookie de l’année. Sa progression fulgurante se poursuit dans les rangs des Indianapolis Capitols, en AHL (Ligue mineure, dernier échelon avant la NHL), avec lesquels il glane une nouvelle fois le trophée de meilleur débutant.
C’est également au cours de ces années d’apprentissage que ses premiers ennuis physiques font leur apparition. A l’âge de douze ans, il se blesse au coude droit durant un match de football américain avec ses amis : craignant les représailles paternelles, il n’en dit mot à sa famille. Deux ans plus tard, il se disloque de nouveau le coude en s’essayant maladroitement au skate-board. Il se résout cette fois à aller consulter un médecin, qui découvre que l’articulation avait été brisée lors du premier accident, et constate que l’absence de soins a engendré une mauvaise guérison. Le bras droit de Terry est maintenant cinq centimètres plus court que le gauche, et son coude le fera souffrir tout au long de sa carrière.
Quelques temps plus tard, alors qu’il évolue dans les cages d’Omaha, il est atteint par un puissant slapshot dans l’œil (précisons qu’à cette époque, les gardiens ne portaient pas de casque, ni même de masque de protection). Par chance, un chirurgien de passage ce soir-là dans la ville, l’opère en urgence, et parvient à lui sauver la vue.
Ainsi, Terry Sawchuk semble puiser dans cette enfance tourmentée une force de caractère insondable, un esprit de conquérant qui l’enjoint à défier le danger partout où il se trouve. Cette faculté à combattre l’adversité sans jamais se plaindre est à l’origine du mythe de « celui qui n’avait jamais peur », et le mauvais œil du destin qui semble continuellement se dresser sur sa route, présage déjà qu’il a signé un pacte avec le diable…
Les débuts tonitruants en NHL
A l’aube des années 1950, les Detroit Red Wings sont déjà une franchise dominante de la Ligue nationale, possédant notamment dans ses rangs un certain Gordie Howe, et Harry Lumley dans les buts, un portier particulièrement doué. Durant la saison 1949-50, ce dernier se blesse à la cheville, ce qui donne l’occasion à Terry Sawchuk de faire ses grands débuts sur les glaces de la NHL, à tout juste vingt ans, le 8 janvier 1950. Il participe à sept rencontres pour un bilan tout à fait satisfaisant (4 victoires pour 3 défaites, 2,29 de GAA, moyenne de buts encaissés). Lumley reprend par la suite sa place de titulaire, et la formation du Michigan remporte le titre, mais Jack Adams est persuadé d’avoir trouvé en Sawchuk une pépite, un joueur unique, au talent rare et inestimable. Ne souhaitant passer à côté de ce diamant brut, il décide, l’été venu, d’échanger Lumley à Chicago, afin de libérer la place devant le filet pour Terry. Pari audacieux qu’est de mettre ainsi un gamin sous les feux de la rampe, qui plus est au poste délicat et exposé de gardien du but. L’histoire va malgré tout lui donner raison. Dès sa première saison, Terry affole les compteurs : 44 victoires, 11 blanchissages, une moyenne de buts alloués de 1,98, qui lui valent en fin d’exercice d’obtenir le trophée Calder, récompense dévolue au meilleur rookie. Les années suivantes prennent la forme d’un rêve éveillé. En 1950-51, Sawchuk continue sur son élan exceptionnel, et poste des statistiques faramineuses (44 victoires, 12 blanchissages, 1,90 GAA), qui lui valent son premier Vezina (distinction récompensant le meilleur gardien de la Ligue). Durant les playoffs, les Wings survolent toutes leurs rencontres jusqu’au titre suprême, balayant Montréal en finale, portés par un Sawchuk en état de grâce (8 victoires, 4 blanchissages, 0,62 GAA). A l’issue du dernier match, le capitaine du Canadien Maurice Richard, ne peut dissimuler sa frustration : « Sawchuk est leur club. N’importe qui d’autre dans les buts et nous les aurions battus ». Pour l’anecdote, ce sont durant ces séries que la tradition de jeter des poulpes sur la glace de la Joe Louis Arena, l’enceinte des Red Wings, voit le jour, chacun des huit tentacules de l’animal représentant le nombre de victoires à obtenir pour s’adjuger la prestigieuse coupe.
Les saisons défilent, et rien ne semble pouvoir entraver la marche triomphale de Terry Sawchuk, impressionnant de régularité. En trois ans, il obtient 107 victoires (dont 33 blanchissages), ne passe pas au dessus de la barre de deux buts encaissés par match, accroche deux Vezina supplémentaires à son étagère de trophée (1953, 1955), et permet à sa formation de remporter deux Stanley Cups (1954, 1955).
- Sawchuk étreint par Jack Adams
De plus, outre ses lignes de statistiques phénoménales, son style de jeu avant-gardiste fait l’admiration de tous. A la différence de ses homologues, qui restent très raides devant leur but, Sawchuk adopte une position accroupie, qui lui permet de mieux boucher les angles, et d’arriver plus vite sur la glace, lorsqu’il se jette la tête en avant à la rencontre du palet. Il explique : « J’ai découvert que je pouvais me mouvoir plus rapidement à partir de la position accroupie. Cela me donnait un meilleur équilibre des deux côtés, particulièrement au niveau de mes jambes. Les contacts et les tirs de loin devenaient le style de hockey pratiqué quand j’ai débarqué en NHL. Accroupi, je pouvais garder un meilleur œil sur le palet quand il se trouvait au milieu d’une forêt de joueurs ». Ajouté à cela une célérité ahurissante, compte tenu de sa corpulence (près de cent kilos, il en perdra une vingtaine au cours de sa carrière), alliée à des réflexes sensationnels, et l’on se trouve en présence d’un précurseur, qui révolutionne son poste et devient un véritable cauchemar pour tous les attaquants, en un mot, le meilleur gardien de la ligue.
A vingt-six ans, Sawchuk est au sommet de son art, et semble parti pour prolonger cette domination pendant un long moment. L’impitoyable monde du hockey va cependant en décider autrement…
Les années creuses
Au cours de l’été 1955, à la surprise générale, le manager général des Red Wings Jack Adams, annonce qu’il vient de se séparer de Sawchuk, dans un échange englobant neuf joueurs, avec les Bruins de Boston. Les fans sont sous le choc, Terry accuse le coup. Il faut dire que, malgré l’excellence de ses prestations dans les cages de Detroit, ses soucis physiques et son instabilité psychique ont déjà commencé à éveiller les craintes des instances dirigeantes de l’équipe. Les événements tragiques de sa jeunesse ont considérablement transformé Terry, le modelant en un personnage abrupt, lunatique, lugubre, à l’esprit tortueux et torturé. Marcel Pronovost, son partenaire de chambrée chez les Wings, témoigne : « Quand nous nous levions le matin, je lui disais bonjour en anglais et en français. S’il répondait, je savais qu’il allait parler un peu durant la journée. Mais s’il ne répliquait pas, ce qui était le cas la plupart du temps, nous n’échangions mot durant la journée entière ». Quand tout ne se passe pas comme il le souhaite sur la glace, on peut le voir entrer dans des accès de colère démesurés, jetant le palet dans la foule, ou s’en prenant aux journalistes. Joe Falls, chroniqueur à Detroit, se souvient de sa première rencontre avec Sawchuk : « Il s’énervait avec rage, hurlant des obscénités, en lançant ses patins à la tête d’un journaliste ».
Angoissé perpétuel, il exorcise ses démons au travers du supplice qu’il fait endurer à son corps lorsqu’il se retrouve poster en sentinelle, devant ses filets. Hors de la patinoire, il trouve rapidement dans l’alcool un compagnon idéal pour noyer son chagrin.
En 1953, il se marie avec Patricia Morrey, une jeune fille de dix-huit ans, riche héritière dont le père est propriétaire d’un club de golf. Cette union ne l’assagit cependant pas : il la trompe régulièrement, et déverse sur elle sa rancœur et son mal-être, lorsqu’il rentre ivre de soirées passées aux côtés de ses amis de l’équipe de football des Lions. Terry, malgré les succès et le halo de lumière qui l’entoure, est un homme obscur, désespérément seul, en proie aux affres de son âme meurtrie.
Durant la saison 1954-55, il est victime de deux graves blessures : un poumon perforé, et la déchirure de plusieurs tendons à la main. Glen Hall, un jeune gardien, le supplée avec talent. Au même moment, Jack Adams se rend compte de la dérive progressive de son portier numéro un, et de son penchant pour l’alcool. Il le met sur la touche pendant quelques matchs au cours de l’hiver, et l’oblige à consulter. Rien n’est dit à la presse sur les problèmes de Terry, son absence étant justifiée par une simple mise au repos. Ebloui par les performances de son remplaçant, et craignant que Sawchuk n’arrive bientôt en fin de cycle, il se décide à l’envoyer à Boston, alors que sa valeur marchande est au plus haut : « Nous avons laissé Sawchuk partir car nous nous retrouvions avec deux gardiens de haut niveau. Hall était désormais meilleur que Sawchuk quand il nous a rejoint, et tous les joueurs avaient insisté sur le fait que Glenn avait le niveau requis pour la NHL l’année passée. C’était l’occasion de se séparer de l’un des deux et Sawchuk était le titulaire. En conséquence, il était pour nous une meilleure monnaie d’échange ». Terry fait ainsi à contrecœur ses valises pour le Massachussetts, où son état ne va pas aller en s’améliorant.
Ce transfert affecte Sawchuk au plus haut point, et lui, si confiant devant sa ligne d’habitude, se met à douter de ses capacités. A l’époque, Boston n’est pas Detroit, et les Bruins finissent cinquièmes, manquant les play-offs. Sawchuk malgré tout, réalise un exercice tout à fait convenable, compte tenu de l’effectif qui l’entoure (22 victoires pour 33 défaites, 9 blanchissages, 2,60 GAA). L’année suivante, son organisme, à qui il fait subir une maltraitance permanente, le trahit à nouveau. Il se sent de plus en plus faible, et découvre qu’il est atteint d’une mononucléose. Il revient au jeu dès janvier, avant même d’être totalement rétabli, et bien qu’il réalise de bonnes performances (18 victoires pour 10 défaites, 2,38 GAA), il n’est plus que l’ombre de lui-même. Le stress inhérent à son poste de gardien, la douleur physique, les brûlures de l’âme, le consument à petit feu. Il commence à souffrir d’insomnies et de migraines, et sa femme demande le divorce. Avant même le terme de la saison, au bord du gouffre, il demande au président des Bruins, Walter Brown : « La pression me pèse. Je ne fais pas du bon travail. Je laisse l’équipe tomber et je veux partir ». Son vœu est exhaussé, et il rentre à Detroit. Là, il consulte le physicien des Red Wings, qui lui diagnostique une dépression nerveuse. Peu après, il organise une conférence de presse, au cours de laquelle il annonce sa retraite du monde du hockey, à vingt-sept ans. Il se lance dès lors dans des petits boulots, vendeur de voitures, agent d’assurance, serveur etc, et en profite pour se réconcilier avec son épouse.
Dans le même temps, les Wings sombrent petit à petit depuis le départ de Sawchuk, Hall n’ayant pas été à la hauteur des attentes placées en lui, notamment en séries. Terry de retour dans le Michigan, l’ingénieux Jack Adams y voit l’occasion de relancer la carrière de l’idole déchue…
A la recherche du temps perdu
Au terme d’un exercice 1956-57 morose pour sa franchise, il déclare : « Quand Terry Sawchuk est sur la glace, c’est le meilleur gardien au monde ». Il lance alors les grandes manœuvres pour récupérer ce dernier, qui, peu avant, évoquant un possible retour au jeu, avait certifié que cela ne serait possible qu’à Detroit. Dans cette optique, Adams échange Jerry Bucyk à Boston en contrepartie des droits sur Sawchuk, et envoie Glenn Hall du côté de Chicago. Mais les Red Wings ne sont plus l’équipe dominante qu’avait rejoint Terry à ses débuts, la Ligue subissant désormais la loi des terribles Canadiens de Montréal, et lui-même a changé, et n’est plus capable d’aligner les lignes statistiques stratosphériques de ses premières années (en sept saisons, ses moyennes de buts alloués restent malgré tout très bonnes, oscillant entre 2,50 et 3,20 GAA, et il demeure au cours de cette période un titulaire indiscutable, et l’un des meilleurs à son poste).
Son physique continue de le faire souffrir : son dos est dans un état de délabrement incomparable, les blessures se multiplient (il a notamment les tendons de la main sectionnés par une lame contre Toronto en 1963), et il passe ainsi les étés à se soigner à l’hôpital, sans jamais se plaindre. Son corps subit, un peu plus à chaque rencontre, la foudre des palets qu’il détourne sans relâche; il devient progressivement saturé d’hématomes et d’ecchymoses, transposition charnelle de ses bleus à l’âme.
Il poursuit sa descente en enfer accompagné de l’alcool (cette accoutumance lui cause bientôt des inflammations au niveau des jambes), et réduit sa vie de famille à un drame quotidien pour sa femme, qu’il trompe et bat régulièrement (elle demande à nouveau deux fois le divorce, avant de se rétracter).
Le doute, encore lui, recommence à l’assaillir lors de la saison 1960-61, lorsqu’il se retrouve contraint de partager son temps de jeu avec son remplaçant, Hank Bassen. Son épouse Pat révèlera, des années plus tard : « Cela le bouleversait littéralement. S’il s’asseyait pour un match, il n’y avait pas de mot pour décrire sa dépression ». Car le hockey est, malgré tout le mal qu’il lui occasionne, le seul exutoire tangible qui existe pour Terry sur Terre, une échappatoire au travers de laquelle il semble évacuer son spleen immuable, par le biais de la douleur.
- Le masque de Sawchuk
En 1962-63, l’apparition du masque donne cependant un nouveau souffle à sa carrière. Il reprend progressivement confiance en lui : « Cela m’a énormément aidé dans le jeu. Je ne serais pas surpris qu’il me permette de prolonger ma carrière de quelques années ». Les Red Wings échouent en finale cette année-là. La saison suivante, Detroit se retrouve de nouveau en playoffs, mais Terry est contraint de faire un séjour à l’hôpital, en raison d’un nerf coincé. Fidèle à sa réputation, il s’éclipse sans autorisation, rejoint sa formation pour le troisième match, réalise trente-six arrêts et un blanchissage contre Chicago, avant de regagner sa chambre le soir même. Les hommes du Michigan atteignent la finale, mais sont de nouveau battus sur le fil par Toronto (4-3). A trente-cinq ans, Terry Sawchuk semble avoir retrouvé de sa superbe, mais un jeune loup du nom de Roger Crozier frappe à la porte. Arrivé en fin de contrat et ne voyant pas de prolongation poindre à l’horizon, il est récupéré durant l’été par les Maple Leafs de Toronto. Il se dit « choqué », mais va répondre au-delà des attentes…
En Ontario, il rejoint une formation vieillissante, composée essentiellement de vétérans. Durant sa première année, est mis pour la première fois réellement en place dans une équipe, un système de rotation entre deux gardiens, qui se partagent également le temps de jeu. Avec son compère Johnny Bower, de cinq ans son aîné, Terry réalise des performances étonnantes, dignes de ses débuts, et les deux joueurs se partagent le Vezina en fin de saison. Les Leafs accèdent aux playoffs, mais ne peuvent rien face à l’ogre Montréal. En 1966, Sawchuk baisse un peu le pied, gêné par deux hernies discales découvertes en cours d’année. Toronto est une nouvelle fois sorti des séries par leurs meilleurs ennemis des Habs, et Terry, usé, pense une fois de plus à se retirer : « J’étais fatigué et découragé. Il n’y avait rien qui me motivait pour poursuivre plus longtemps ». Toutefois, Punch Imlach, le manager général des Leafs, trouve les mots justes, et persuade Terry de rempiler une saison supplémentaire. Il ne le regrettera pas.
Sawchuk, évoluant toujours en alternance avec Bower, réalise une saison de haute volée (15 victoires pour 5 défaites, 2,81 GAA). Le 4 mars 1967, il atteint la barre mythique des cent blanchissages en carrière (plateau qui ne sera plus jamais approché). Toronto se qualifie pour les playoffs, qu’ils abordent en position d’outsiders. Au premier tour, leur font face les redoutables Blackhawks de Chicago, emmenés par Bobby Hull et Stan Mikita. Lors du cinquième match, alors que les deux formations en sont à deux partout dans la série, Sawchuk, éreinté après avoir participé aux quatre premières rencontres, demande à ce que Bower débute la partie. Ce dernier encaisse deux buts rapidement au cours du premier tiers, et le coach décide de lancer Terry dans l’arène. Durant les deux périodes restantes, il accomplit une performance magistrale, l’un des exploits les plus ébouriffants de sa carrière. Rapidement touché à l’épaule par un slap surpuissant de Hull (l’un des plus gros frappeur de son temps), il persiste, se relève, et offre un fabuleux récital, détournant trente-sept tirs, sans en laisser le moindre franchir sa ligne. Les Maple Leafs arrachent la victoire 4-2, et concluent la série deux jours plus tard.
En finale, Toronto retrouvent ses cousins de Montréal, pour un affrontement au sommet. Au cours du match 6 décisif, Terry prend feu, repousse tout les assauts des artificiers du Canadien, et offre sur un plateau la Stanley Cup aux siens (la dernière en date pour les Leafs). Douze ans après son précédent titre, le voilà de nouveau au zénith. Ce titre, glané au terme d’une saison épique, prend des allures d’apothéose divine, de sublime rédemption. Il confesse lui-même : « J’ai eu de nombreux merveilleux moments dans le hockey, et d’autres coupes Stanley, mais aucune n’égale celle-ci ».
Une perspective de fin de carrière souriante semble ainsi s’ouvrir devant ses yeux. Cependant, si Sawchuk est un joueur d’exception, et un artiste, il ne faut pas oblitérer le fait que c’est un homme maudit, dont les démons ne vont pas tarder à renaître à la surface.
La course après la mort
En 1967, le petit monde de la NHL subit une considérable révolution avec la mise en vigueur de la phase d’expansion, qui fait passer la Ligue de six à douze équipes, et qui permet à chacun des nouveaux venus de choisir des joueurs en fin de contrat, lors d’une draft extraordinaire. Les Los Angeles Kings jettent leur dévolu sur Terry, qui se retrouve donc forcé de rejoindre la Californie. Il y passe une saison, au cours de laquelle il aide la jeune franchise à atteindre les playoffs, mais se sentant au soir de sa carrière, il aspire à regagner la terre de ses premiers exploits, et demande à être transféré à Detroit : « La saison passée n’a pas été ce que j’avais espéré. J’ai fait quelques bons matchs, mais aussi des mauvais. Je me dis qu’il me reste encore une année, et je veux qu’elle soit réussie. […] Je suis heureux d’être de retour à Detroit. Les Kings m’ont fait une faveur en me permettant de revenir ici. C’est ici qu’est ma maison et c’est ici que j’ai commencé en NHL ». Tout ne se passe cependant pas comme prévu : Sawchuk ne participe qu’à treize rencontres, et les Red Wings à la dérive, manquent les playoffs. En fin d’exercice, les New York Rangers le persuadent d’accepter un poste de backup, afin de pouvoir laisser quelques temps de repos au titulaire Ed Giacomin. Terry prend part à huit rencontres de saison régulière, postant au passage son 103ème blanchissage, et trois de séries, ses dernières apparitions sur la glace.
Il annonce alors son arrêt définitif de la compétition. Privé de son antidote à la déprime, Terry trouve encore dans la boisson un moyen de substitution chimérique au mal qui le ronge. Sa femme le quitte cette fois définitivement, et rentre dans le Michigan, emmenant loin de lui ses sept enfants. Il emménage avec des coéquipiers dans un appartement à Long Island. Sa déchéance est désormais consommée. Un soir d’avril, dans un des nombreux pub que compte la grande pomme, il se dispute avec son coéquipier et colocataire Ron Stewart, pour une banale histoire de loyer. Les deux hommes, éméchés, en viennent aux mains, et sortent de l’établissement. Ils tombent au sol, mais Terry, touché par un coup de genou au ventre, ne se relève pas. Emmené à l’hôpital, il est opéré en urgence, et sa vésicule biliaire lui est retirée, conséquence de ses longues années d’alcoolisme. Il reçoit dans sa chambre ses coéquipiers et les médias, déclare qu’il n’en veut pas à Stewart, et annonce qu’il va se rétablir. Malheureusement, deux opérations plus tard, son cœur lâche. Nous sommes le 31 mai 1970 et Terry Sawchuk vient de s’éteindre, à l’âge de quarante ans.
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Ainsi se termine l’incroyable histoire du plus grand gardien de tous les temps. Durant son voyage transcendant de vingt-et-une saisons en NHL, il a été l’homme de tous les records. Il laisse derrière lui des chiffres pharaoniques : 971 matchs de saison régulière pour 447 victoires, 2,51 de moyenne de buts encaissés, et 103 blanchissages (il est d’ailleurs toujours leader dans cette dernière catégorie), 106 rencontres de séries pour 54 victoires, 2,54 GAA et 12 jeux blancs, assortis d’un palmarès conséquent, garni de quatre Stanley Cups. Outre ces statistiques éloquentes, son approche du jeu novatrice a révolutionné son poste. De l’avis de tous, il était le meilleur, à l’image de Gordie Howe, qui lui rend hommage : « The Uke (surnom donné en référence à ses origines ukrainiennes) est le plus grand gardien qu’il m’ait été donné de voir. Tout ce qu’un gardien devait être ». Dès 1971, la Ligue, n’attendant pas les trois années réglementaires pour la première fois, intègre Sawchuk au prestigieux Hall-of-Fame. En 1994, les Red Wings retirent son numéro 1.
Mais bien au-delà, ce sont la personnalité, la complexité et la longévité du personnage qui subjuguent. Ecorché vif, il fuyait le chaos qui régnait dans son esprit en faisant subir à son corps des atrocités sur la glace (outre ses multiples blessures, il se verra appliquer de plus de six cent points de suture). Pour Terry, la vie ne pouvait se concevoir sans le hockey. Comme une évidence, au crépuscule de sa carrière, son cœur s’est arrêté de battre…
Vidéo
Palmarès
- Coupe Stanley 1952, 1954, 1955, 1967.
- Trophée Vezina 1952, 1953, 1955, 1965.
- Trophée Calder 1951.
- Membre de la première équipe all-star NHL 1951, 1952, 1953.
- Membre de la seconde équipe all-star NHL 1954, 1955, 1959, 1963.
Fiche de statistiques
REGULAR SEASON PLAYOFFS
Season Club League GP W L T SO Avg GP W L T SO Avg
1945-46 Winnipeg Monarchs MJHL 10 0 5.80 2 0 2 0 0 6.00
1946-47 Galt Red Wings OHA-Jr. 30 4 3.13 2 0 2 0 0 4.32
1947-48 Windsor Spitfires OHA-Jr. 4 0 2.75
1947-48 Windsor Spitfires IHL 3 3 0 0 0 1.67
1947-48 Omaha Knights USHL 54 30 18 5 4 3.21 3 1 2 0 0 3.00
1948-49 Indianapolis Capitols AHL 67 38 17 2 2 3.06 2 0 2 0 0 4.50
1949-50 Indianapolis Capitols AHL 61 31 20 10 3 3.08 8 8 0 0 0 1.50
1949-50 Detroit Red Wings NHL 7 4 3 0 1 2.29
1950-51 Detroit Red Wings NHL 70 44 13 13 11 1.99 6 2 4 1 1.68
1951-52 Detroit Red Wings NHL 70 44 14 12 12 1.90 8 8 0 4 0.63
1952-53 Detroit Red Wings NHL 63 32 15 16 9 1.90 6 2 4 1 3.39
1953-54 Detroit Red Wings NHL 67 35 19 13 12 1.93 12 8 4 2 1.60
1954-55 Detroit Red Wings NHL 68 40 17 11 12 1.96 11 8 3 1 2.36
1955-56 Boston Bruins NHL 68 22 33 13 9 2.60
1956-57 Boston Bruins NHL 34 18 10 6 2 2.38
1957-58 Detroit Red Wings NHL 70 29 29 12 3 2.94 4 0 4 0 4.52
1958-59 Detroit Red Wings NHL 67 23 36 8 5 3.09
1959-60 Detroit Red Wings NHL 58 24 20 14 5 2.67 6 2 4 0 2.96
1960-61 Detroit Red Wings NHL 37 12 16 8 2 3.13 8 5 3 1 2.32
1961-62 Detroit Red Wings NHL 43 14 21 8 5 3.28
1962-63 Detroit Red Wings NHL 48 22 16 7 3 2.55 11 5 6 0 3.18
1963-64 Detroit Red Wings NHL 53 25 20 7 5 2.64 13 6 5 1 2.75
1964-65 Toronto Maple Leafs NHL 36 17 13 6 1 2.56 1 0 1 0 3.00
1965-66 Toronto Maple Leafs NHL 27 10 11 3 1 3.16 2 0 2 0 3.00
1966-67 Toronto Maple Leafs NHL 28 15 5 4 2 2.81 10 6 4 0 2.65
1967-68 Los Angeles Kings NHL 36 11 14 6 2 3.07 5 2 3 1 3.86
1968-69 Detroit Red Wings NHL 13 3 4 3 0 2.62
1969-70 New York Rangers NHL 8 3 1 2 1 2.91 3 0 1 0 4.50
NHL Totals 971 447 330 172 103 2.51 106 54 48 12 2.54