Jacques Plante : La légende du masque

Publié le 17 mars 2009 par Reydecali

Dans chaque sport, il est de ces hommes particuliers qui apposent une marque indélébile sur le jeu, une empreinte immuable qui affecte et transforme la face de leur discipline à jamais. Sur la glace, ces précurseurs, joueurs visionnaires et avant-gardistes, prophètes d'un temps passé, n'ont eu de cesse d'inventer et de réinventer le hockey, l'apprivoisant, le modelant, le façonnant au travers du prisme de leur passion. Athlètes fabuleux, artistes perfectionnistes, esthètes romantiques, ils ont influencé leur sport, en laissant derrière eux un legs perpétuel. Jacques Plante fait partie de cette race de champions. Car outre ses exploits devant les filets, il a contribué à révolutionner le poste de gardien de but, instaurant notamment le port du masque, et donnant une nouvelle dimension au jeu à la crosse du cerbère. Retour sur la carrière de celui que les Américains appelaient " Jake the Snake ", une étoile au firmament du hockey sur glace.

Une jeunesse formatrice

Alors que la crise financière de 1929 s'apprête à emporter le monde dans une tornade nébulaire, Joseph Jacques Omer Plante vient au monde en début d'année, le 17 janvier, à Shawinigan Falls, dans la province du Québec. Issu d'un milieu modeste (son père est machiniste, tandis que sa mère s'affaire sur divers travaux de couture), il est l'aîné d'une fratrie qui comptera onze enfants. Bientôt, la famille qui ne cesse de s'agrandir, se trouve contrainte de s'adapter à la rigueur des temps et à la précarité ambiante. A Noël, les chaussettes des enfantes déposées précautionneusement sous le sapin, ne sont remplies que de fruits et de quelques bonbons. Pourtant, Xavier, le patriarche, ne manque pas d'imagination, et y ajoute régulièrement des petits jouets en bois, fantaisies ébauchées par son esprit créatif. Devant l'intérêt prononcé de Jacques pour le hockey, qu'il pratique chaque hiver sur les lacs gelés ou dans la cour de l'école avec ses camarades, il décide de lui fabriquer une crosse de gardien (il jouait initialement défenseur, mais des problèmes d'asthme récurrents l'ont peu à peu invité à se muer en sentinelle) à partir de la souche d'un arbre, et des jambières en recyclant des sacs de pommes de terres usagés. C'est une révélation pour le jeune garçon, et il s'en souviendra toute sa vie : " J'ai eu de nombreuses crosses entre les mains depuis, mais je n'oublierai jamais la sensation de celle-ci ".

A la maison, et en sa qualité d'aîné, son sens de l'initiative est constamment sollicité : il s'acquitte ainsi des tâches ménagères, et s'occupe de ses jeunes frères et sœurs afin de délester ses parents. Lorsqu'un jour il demande à sa mère de lui fabriquer une tuque (terme utilisé au Canada pour désigner les bonnets en laine) pour protéger ses oreilles du froid quand il joue au hockey, elle lui procure des aiguilles, lui enseigne les rudiments du tricot, et l'enjoint à confectionner lui-même son couvre-chef. Jacques se prend alors de passion pour cette activité, et réalise ses propres équipements, tuques, bas, chemises etc. Cette activité, qu'il trouve si reposante, lui servira d'antidote au stress tout au long de sa carrière.

Le jeune Jacques est un enfant intelligent et perspicace, et se rend bien vite compte que dans le chemin escarpé de la vie, la chance sourit aux audacieux. Il développe ainsi un sens aiguisé de l'opportunisme, qui va lui permettre de faire ses premières armes dans les rangs d'une véritable formation de hockey. Par un après-midi glacial propre à l'hiver canadien, alors qu'il observe attentivement, comme toujours, l'équipe de son école à l'entraînement, une dispute éclate entre le coach et l'un des gardiens. Ce dernier est renvoyé au vestiaire, laissant la place vacante devant son filet. Il n'y a pas de remplaçant, et Jacques, du haut de ses douze ans, sollicite l'entraîneur. Il se souvient : " J'étais alors à l'école St-Maurice à Shawinigan. Notre équipe de hockey comprenait des garçons de dix-sept et dix-huit ans, et j'avais pour habitude de les regarder évoluer sur la patinoire extérieure. Ce jour-là [...], le gardien était en difficulté et l'entraîneur l'accusa de ne pas faire de son mieux. Il devint fou et enleva ses patins. J'ai alors accouru vers l'entraîneur en me portant volontaire pour prendre sa place. Il n'y avait pas d'autre gardien aux alentours, je me suis donc posté devant le but et j'ai joué le reste de la saison ". Il joue ainsi deux saisons complètes pour le compte de son école, au cours desquelles ses prédispositions naturelles font forte impression.

Mais Jacques veut voir plus haut. Redoublant de malice et d'ingéniosité, il se présente un jour, flanqué de son matériel, à l'entrée de la patinoire de la ville, à l'aube d'un entraînement d'une équipe intermédiaire des Cataracts. Remarquant que la formation ne possède qu'un gardien, il propose ses services à l'entraîneur qui, sceptique dans un premier temps, finit par accepter de lui donner une chance. Il la saisit au vol, et devient rapidement l'attraction de la petite ville. Il s'investit corps et âme dans ce qui est pour lui une authentique vocation, dévouant tout son temps libre à la pratique de son sport favori, en évoluant à quatre niveaux différents, en plus d'aider l'équipe de la manufacture de Shawinigan. Pour s'aligner dans les cages de cette dernière, fidèle à lui-même, il demande bientôt à être rémunéré pour ses prestations : " Nous n'étions pas payés et mon père me suggéra de demander à l'entraîneur un peu d'argent. Il consentit à me donner cinquante cents par match à condition que je n'en dise rien aux autres joueurs. Nous ne pouvions nous offrir de radio ou autre luxe de la sorte. Cinquante cents représentaient énormément pour moi en ces temps ". C'est également le point de départ d'une relation sibylline qu'il entretiendra avec l'argent durant toute son existence.

Ses exploits répétés devant sa ligne attirent bientôt l'œil des recruteurs de tout le pays. Les propositions affluent, mais devant l'ardent désir de ses parents de le voir finir ses études, il reste dans sa ville natale jusqu'à ses dix-huit ans, et obtient au passage un diplôme de dactylographie. Il trouve un travail à l'usine du coin, mais son incommensurable talent le pousse vers un exil inexorable, et c'est le mythique Canadien de Montréal qui l'invite, en 1947, au camp d'entraînement de son escouade junior. Les instances dirigeantes du Tricolore tombent sous le charme, et souhaitent engager le prodige. Néanmoins, celui-ci décline l'offre : " Après une semaine, les Canadiens voulaient me faire signer, mais j'ai jeté un œil au contrat et décidé de rentrer à la maison. Je me faisais plus d'argent en tant qu'ouvrier ! ". Il défend alors pendant deux années supplémentaires les buts des Citadelle de Québec, avant que les Habs ne reviennent à la charge, et parviennent finalement à l'enrôler, au début de la saison 1949.

Il est assigné dans une des équipes réserves du Canadien, les Montréal Royals, formation pour laquelle il va faire les beaux jours durant trois ans. Ses réflexes exceptionnels, son style alerte, ses envolées loin de sa cage pour jouer le palet (qui donnent bien des sueurs froides à tous ses supporters), en font bientôt un véritable phénomène, le héros du public et le favori de la presse. Dans son coin, Jacques poursuit son apprentissage. Curieux de nature, il passe son temps, lorsqu'il ne joue pas, au Forum, à observer, noter, analyser le jeu des géants de la Ligue nationale. Un jour, lors d'en entraînement des Red Wings de Detroit, son attention est attirée par un gardien flamboyant, dont la posture accroupie et la dextérité entre les poteaux l'interpellent. Son nom est Terry Sawchuk. Inconnu posté dans les tribunes, Jacques Plante apprend avec avidité, conscient que son rêve d'être aligné parmi les étoiles de la NHL est désormais à portée de main...

En route vers la NHL

A l'issue de la saison 1949-50, Bill Durnan, légendaire gardien ambidextre du Tricolore, annonce son retrait du jeu, à seulement trente-quatre ans. Gerry McNeil prend la place de titulaire, et Jacques se retrouve désormais deuxième dans la hiérarchie des portiers des Habs. Il sait maintenant que son heure est proche. Au mois d'octobre 1952, quand McNeil voit sa mâchoire fracturée, les dirigeants du Canadien font appel à Jacques pour le suppléer. Cet intérim qui doit durer trois rencontres, s'engage cependant mal pour Plante. En effet, le jeune gardien est un joueur éminemment superstitieux, et ne se sépare jamais de la tuque confectionnée par ses soins lorsqu'il est sur la glace. L'entraîneur en chef de Montréal, Dick Irvin, ne souhaitant pas qu'un de ses protégés se distingue avec un tel équipement, l'enjoint à s'en séparer, invoquant un pseudo règlement inventé de toutes pièces. S'engage alors ce que les medias qualifieront de " bataille de la tuque ". Jacques ne cède pas d'un pouce sur cette question, prétextant qu'il sera déstabilisé et ne pourra évoluer à son meilleur niveau, s'il se retrouve délesté de son fétiche. Le jour de ses grands débuts pourtant, ses trois tuques ont mystérieusement disparues du vestiaire. A quelques minutes du coup d'envoi, il n'a désormais plus le choix, et devra faire sans son précieux porte-bonheur. Trois matchs et trois victoires plus tard (avec seulement quatre buts encaissés), Jacques a cependant largement rempli sa mission, convaincu ses dirigeants, et s'est prouvé qu'il n'avait pas un besoin vital de sa tuque pour accomplir des performances de premier plan; au sein de la meilleure compétition au monde.

Au début de l'année 1953, Jacques est assigné en AHL à une autre formation réserve des Canadiens, les Buffalo Bisons. Une fois n'étant pas coutume, l'arrivée de Plante provoque un enthousiasme démesuré chez les fans et dans l'encadrement du club. Il se remémore : " Ce fut une sacrée expérience. Nous étions derniers, onze points derrière l'équipe nous précédant quand je suis arrivé. [...] Nous avons enchaîné cinq succès d'affilée et la fréquentation de la patinoire est passée de 2000 à 9000 personnes. C'est à partir de là qu'ils ont commencé à me surnommer " Jake the snake ". J'adorais cette publicité ". Fred Hunt, le manager général des Bisons, est si admiratif devant la petite merveille, qu'il téléphone à Kelly Reardon, chef du personnel de Montréal, et lui dit : " Tu sais Ken, Plante n'a gardé le but que pendant quatre matchs et on ne parle plus que de lui à travers la ligue. C'est la plus forte attraction depuis les beaux jours de Terry Sawchuk ".

Le printemps venu, les Canadiens se retrouvent comme à leur habitude en playoffs, mais sont au pied du mur en demi-finale, menés trois victoires à deux par les Chicago Blackhawks. Dick Irvin décide alors de jouer un coup de poker, en alignant Plante pour la sixième rencontre, qui doit se dérouler dans l'Illinois. La pression est insoutenable pour l'inexpérimenté Jacques, qui compte seulement trois matchs à son actif dans la Ligue nationale. Il se rappelle de la tension et du stress qui l'animent dans le vestiaire, à quelques encablures du début de cette partie, dont le sort pourrait donner un élan prodigieux à sa carrière, ou au contraire, le faire retomber dans l'oubli, le plongeant dans une déchéance aussi précoce que son accession sous les feux des projecteurs : " Mes genoux commencèrent à trembler. Dans le vestiaire ce soir-là, j'étais si nerveux que je n'arrivais pas à lacer mes patins. Maurice Richard s'est approché de moi et m'a montré ses mains. " Regarde-les " m'a-t-il dit, " elles tremblent toujours avant un match important. Tu te sentiras mieux une fois sur la glace " ". C'est à un jeu de quitte ou double auquel Jacques s'apprête à prend part en cette soirée. Et il répond au-delà des attentes. Montréal remporte la rencontre 3-0, et conclut la série deux jours plus tard, avec une nouvelle fois Plante posté en sentinelle. Il participe également aux deux matchs initiaux de la finale face aux Boston Bruins, avant que McNeill ne récupère son poste. Le Tricolore remporte la Stanley Cup, et le nom de Jacques Plante y est gravé pour la première fois. En tout juste sept titularisations (trois en saison régulière, quatre en séries), Jacques a prouvé au monde du hockey sa valeur, et justifié la confiance octroyée par ses dirigeants : il a passé l'épreuve d'initiation avec brio, et ces derniers sont désormais persuadés qu'ils possèdent en Plante un futur champion d'exception.

L'année suivante, Jacques retourne à Buffalo, tout en prenant la place de McNeill lorsque celui-ci est blessé. Il garde ainsi la cage des Habs à dix-sept reprises durant la saison régulière, affichant des statistiques faramineuses (1,59 de moyenne de buts alloués et cinq blanchissages), et huit en séries. Lorsque McNeill perd le septième match décisif face aux Red Wings en finale, sa chute est inéluctable. Une nouvelle ère est sur le point d'éclore dans les buts du Canadien. Ce sera celle de Jacques Plante.

Jacques le révolutionnaire

Durant ses cinq premières saisons en tant que gardien titulaire des Montréal Canadiens, Jacques Plante est une pierre angulaire d'une formation envoûtante et despotique, qui appose sa domination sur le hockey nord-américain. Avec dans ses rangs Maurice " the Rocket " Richard, Jean Beliveau, Dickie Moore, Doug Harvey, Bernard Geoffrion et autre Henri Richard, la franchise québécoise survole les débats, terrorise et annihile ses adversaires, pour glaner cinq coupes Stanley en autant d'années. Ces hommes à l'appétit pantagruélique viennent de marquer d'un sceau immémorial la légende du hockey, en fondant une dynastie épique. Au cours de cette épopée onirique, Jacques multiplie les prouesses, affiche des feuilles de statistiques affolantes (185 victoires et une moyenne de 2,13 de buts encaissés en saison régulière, assortie de 37 blanchissages, 35 victoires pour 9 défaites en séries, 1,82 de GAA, et 7 jeux blancs), et accroche au passage cinq Vézina à son étagère de trophées. Au sommet de son art, il est désormais sur le toit de la planète hockey.

Mais au-delà de ses performances faramineuses, de ses succès et de ses records, c'est son approche novatrice de son poste, et les innovations qu'il y inocule qui forcent l'admiration, et provoquent un engouement sans pareil à son égard. Car Jacques est l'archétype même du passionné, et du perfectionniste. Il respire le hockey de toute son âme, et a une soif inextinguible de progresser lui-même, et de faire évoluer sa discipline. Les soirs de match, une fois rentré chez lui, en fin observateur qu'il est, il décrypte, analyse, dissèque chaque action, chaque erreur, chaque but encaissé. Et, tel un érudit aliéné par la quête de la vérité, il se noie dans ses songes, à la recherche de l'antidote salvateur.

C'est dans un premier temps au niveau du jeu à la crosse que le " style Plante " marque les esprits. Traditionnellement, le dernier rempart, posté en sentinelle, ne quitte pas sa ligne, laissant aux défenseurs le soin de récupérer et de jouer les palets derrière le but. Jacques, mettant ses épatantes qualités de patineur à profit, n'hésite pas à délaisser son filet pour couper la route aux attaquants adverses, ou pour bloquer la rondelle le long de la bande, et faciliter ainsi la relance à ses arrières, facette du jeu qu'il considère comme un déterminant majeur : " Plus je le faisais, plus je m'éloignais de ma cage. Cela paraissait la bonne chose à faire, ainsi j'ai poursuivi dans cette voie et ça a marché. La possession du palet est primordiale. C'est tout ce sur quoi je me concentre - garder le contrôle jusqu'à ce que l'un de mes coéquipiers arrive ". Il parle également énormément sur la glace, dirige, aiguille, chaperonne à distance son escouade défensive. Il invente dans cette optique un nouveau signal, en improvisant un bras levé pour signaler les icings (dégagements interdits), code devenu aujourd'hui norme dans la Ligue nationale. Enfin, il perfectionne peu à peu sa position dans les buts, n'hésitant pas à s'avancer au devant des artificiers ennemis pour boucher au mieux les angles de tir, avec un succès certain. Plus qu'un simple athlète, Jacques Plante est un témoin méticuleux, un penseur, un théoricien du jeu. Son ouvrage " The Art of goaltending ", guide destiné à l'entraînement de ses successeurs, est le premier de son genre, assertion supplémentaire de son engagement profond et de sa dévotion à la réflexion sur son sport.

Cependant, le bouleversement fondamental qu'il instigue, et qui va faire sa légende, est l'introduction et la démocratisation du masque, qu'il parvient à imposer au terme d'une âpre bataille. A cette époque en effet, le port d'un artifice pour se protéger le visage est vu d'un très mauvais œil dans le microcosme du hockey. Car, en plus d'être accusé de réduire la vision du cerbère, il est considéré comme un signe ostensible de faiblesse et de lâcheté, ce qui est tout à fait inacceptable dans une discipline ou l'impact psychologique et l'intimidation jouent un rôle prépondérant. Si Jacques n'est pas pusillanime, il est malgré tout persuadé de l'inutilité de faire subir à son faciès des traumatismes atroces et irrémédiables. A partir de 1956, suite à une opération des sinus qui lui fait manquer treize matchs, il commence à porter la protection diabolique à l'entraînement, ce qui ne plaît que modérément à son entraîneur Hector " Toe " Blake, qui lui défend formellement de l'utiliser durant les rencontres officielles. Cependant, Jacques, qui ébauche et confectionne lui-même ses masques, ne s'en laisse pas compter, et poursuit le développement de sa carapace faciale durant les années qui suivent. Un soir de printemps 1958, au cours de la finale opposant Montréal aux Bruins de Boston, un spectateur averti, voyant Jacques foudroyé par un palet reçu en pleine tête, se décide à lui écrire. Il se nomme Bill Burchmore, est un ancien joueur et entraîneur de hockey, et travaille désormais pour le compte d'une entreprise spécialisée dans la fibre. Dans son esprit germe l'idée de concevoir un masque avec ce matériau qui présente l'avantage d'être léger, résistant, et pouvant parfaitement être adapté à la forme du visage. Dubitatif dans un premier temps, Jacques finit par se laisser séduire par le concept, et au cours de l'été 1959, il accepte de se faire prendre l'empreinte de sa figure à l'hôpital de Montréal. A partir de ce moule, Burchmore lui façonne une protection ultralégère, de trois millimètres d'épaisseur, aussi solide que l'acier. Jacques est pleinement satisfait de son nouveau jouet, mais lorsqu'il le présente à Toe Blake, celui-ci reste toujours sur la défensive, et attire son attention : " L'idée n'est pas mauvaise, Jacques, mais je te conseille de ne le garder que pour l'entraînement. Si tu commences la saison avec un masque et que tu n'arrêtes pas quelques lancers qui auraient pu sembler faciles à bloquer, les partisans vont te huer et ils vont rendre ton masque responsable de tes déboires ". A contrecœur, Jacques entame ainsi la nouvelle saison sans son invention avant-gardiste, avec dans un coin de la tête, l'idée de la ressortir le moment venu...

1er novembre 1959 : ce soir-là, dans la Mecque du sport, le Madison Square Garden, Montréal défie les Rangers de New York. Au cours de la première période, un tir puissant d'Andy Bathgate atteint Jacques au visage. Sérieusement ouvert, il se trouve contraint de rejoindre les vestiaires, afin de se faire poser plusieurs points de suture. Il entre alors en conflit avec le coach Blake, attestant qu'il ne reprendra pas la partie, à moins qu'il ne soit autorisé à porter son fameux masque. L'entraîneur en ébullition, entre dans une démonstration de colère prodigieuse, mais n'a guère le choix, les équipes ne possédant pas de gardien suppléant en ces temps-là. Il laisse donc Jacques reprendre place sur la glace, à condition qu'il abandonne sa protection une fois ses blessures guéries. Il ne sait pas encore que cette soirée particulière sera à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de la NHL. De retour aux côtés de ses coéquipiers, totalement transcendé par son masque, Jacques, motivé comme jamais à l'idée d'avoir l'opportunité de défendre enfin ses convictions profondes, redouble d'ardeur, multiplie les sauvetages et les arrêts décisifs. Les Habs l'emportent trois buts à un, mais ses détracteurs les plus acharnés campent sur leurs positions, à l'image de Patrick Muzz, directeur-général des Rangers, qui déclare : " On commence avec les gardiens qui portent des masques. Toutes les équipes ont un ou deux défenseurs qui se jettent sur la glace pour bloquer les tirs. Bientôt, ils vont vouloir porter des masques. Les attaquants vont porter des casques. Les équipes vont devenir des groupes de robots anonymes, sans visages identifiables. On ne peut pas se permettre de perdre cet attrait pour les spectateurs et les spectatrices ". Pourtant, le Tricolore enchaîne par la suite sur une série stratosphérique de dix-huit matchs sans défaite. Durant les onze premières rencontres, Jacques octroie seulement treize buts, remporte un nouveau Vézina et la coupe Stanley en fin de saison (avec huit victoires en autant de rencontres de playoffs, et une moyenne hallucinante de 1,38 GAA); il a dès lors gagné son pari : le masque est désormais popularisé, et ne quittera plus jamais l'équipement du gardien de but. Il est parvenu à convaincre les plus incrédules, comme Muzz qui fustigeait l'artifice supposé miraculeux, moins d'un mois auparavant, et qui révise maintenant son discours, ordonnant en particulier à tous les portiers des catégories juniors de l'organisation des Rangers, de se munir de masques.

Homme d'affaires dans l'âme, Jacques s'associe avec Burchmore, et gère tous les intérêts liés à son invention, dont il est devenu le fabricant exclusif. Sa carrière est alors à son apogée.

Vers de nouveaux horizons

Lors de la saison 1960-61 cependant, les Canadiens n'ont plus leur rayonnement des années précédentes. Maurice Richard vient d'annoncer sa retraite, et de nouvelles formations aux crocs acérés et pleines d'ambition, pointent le bout de leur nez, notamment les Chicago Blackhawks, emmenés par le redoutable duo Bobby Hull - Stan Mikita. De son côté, Jacques est gêné par des douleurs récurrentes au genou gauche, qui l'empêchent d'évoluer à son meilleur niveau. En cours d'exercice, il est même remplacé un temps par le jeune Charlie Hodge, et affecté aux Royals. Il revient en fin d'année, mais ne peut éviter l'élimination des siens en série, défaits par les futurs champions Chicago. Durant l'été, il se fait opérer, prend le temps de se reconstruire, et recouvre peu à peu ses possibilités. Le Tricolore doit à cette époque composer avec de nombreuses blessures (Beliveau, Moore, Johnson), et Jacques tient sa franchise à bout de bras. Il collectionne les performances de grande envergure, remporte un nouveau Vézina, ainsi que le trophée Hart Ross, récompensant le MVP de la saison. Malgré tout, l'offensive du Canadien est en berne, et le seul Jacques ne peut éviter la défaite des siens lors du premier tour des playoffs.

La saison suivante, les relations entre Plante et la direction des Habs, sont de plus en plus conflictuelles. Il faut dire que Jacques, à l'instar de nombreux gardiens de cette ère ancestrale, est un homme nébuleux, complexe, au caractère difficile à cerner. Âme solitaire, attribut inhérent à son poste, il ne se mêle jamais à ses coéquipiers, avec qui il ne participe qu'aux succès sur la glace. Sorti de l'enceinte, il passe ses soirées seul dans sa chambre d'hôtel à tricoter ou répondre au courrier des fans, et dans le bus de l'équipe, il prend constamment la place située derrière le chauffeur, toujours à l'écart. Soliste génial devant sa ligne de but, Jacques se méfie du genre humain, et éprouve des difficultés à donner sa confiance, ce qu'il confesse lui-même : " Non, je ne me fais jamais d'amis. Pas dans le hockey; ni nulle part ailleurs. Pas depuis mon adolescence. Pourquoi cela ? Si vous êtes proche de quelqu'un, vous devez être prédisposé à lui plaire ". Champion à l'ego incandescent, il n'hésite pas à critiquer ses partenaires les soirs de défaite, et son attitude est accusée d'influer négativement sur le moral des troupes. Au printemps, suite à une nouvelle élimination prématurée des Canadiens en série, le torchon brûle, et son avenir est rapidement scellé. Les instances dirigeantes de la franchise ont pris la décision de se séparer de leur gardien fétiche, et annoncent son échange avec les New York Rangers. En guise de justification, la directeur général des Habs, Frank Selke, explique aux journalistes incrédules : " Il fallait porter un grand coup, donner un exemple retentissant. Certains de nos joueurs étaient devenus trop riches, trop repus d'honneurs et de gloire. [...] Jacques Plante est un extroverti qui est incapable d'oublier ses intérêts personnels pour servir la cause de l'équipe. Dans ces circonstances, si brillant soit-il comme gardien de but, il valait mieux qu'il parte. Voilà ce que je vous permets de publier ".

Jacques fait ainsi ses valises pour Big Apple, le cœur lourd. Sa confiance se consume peu à peu, et son jeu s'en ressent. Il n'est plus le gardien étoilé, qui a fait rêver les spectateurs du Forum durant tant d'années. Il dispute sous le maillot des Blueshirts deux saisons, au cours desquelles l'équipe ne parvient pas à atteindre les séries éliminatoires, et annonce sa retraite des patinoires. Il retourne alors vers ses racines, dans son cher Québec natal, où il devient représentant pour la chaîne de brasseries Molson. Son exil dure trois ans, trois longues années. Car un amoureux éperdu, un passionné frénétique du hockey comme Jacques, ne peut rester éternellement éloigné de sa muse. En 1968, une nouvelle franchise issue de l'expansion, les Saint-Louis Blues, lui donne la chance de rechausser les patins. L'entraîneur en chef de l'équipe, un certain Scotty Bowman, souhaite imiter le modèle mis en place par Punch Imlach à Toronto, qui a remporté la Stanley Cup en faisant garder ses cages alternativement par deux gardiens vétérans, Johnny Bower et Terry Sawchuk. Au grand Glenn Hall, Bowman rêve secrètement d'associer Jacques, et le convainc, un salaire de 35 000 dollars à la clé (le plus gros de sa carrière), de sortir de sa réserve, à quarante ans. Plante retrouve rapidement toutes ses sensations, réalise une première année ébouriffante, remporte le Vézina conjointement avec Hall, et emmène son équipe en finale. Malgré le balayage infligé en finale par ses anciens compères du Canadien, il se sent bien dans le Missouri, où s'offre à lui une seconde jeunesse : " Je sens que l'on me voulait ici, et quand je me sens désiré, je me sens bien ". La saison suivante, il réédite des performances de grande classe, et les Blues atteignent pour la seconde fois les finales, battus par les Boston Bruins. A 42 ans, Jacques a retrouvé le plaisir du jeu, et ne pense plus raccrocher. Echangé à Toronto, il enchaîne sur deux admirables exercices, avant d'être envoyé tardivement lors de la saison 1972-73 aux Boston Bruins, qu'il aide largement à atteindre les playoffs, en remportant sept des huit dernières rencontres de saison régulières auxquelles il participe.

Il prend par la suite du recul, devenant un temps entraîneur derrière le banc des Nordiques de Québec, avant de revenir une nouvelle fois au jeu, dans les rangs des Edmonton Oilers en WHA, à quarante-six ans ! Malgré les mauvais résultats de sa formation, Jacques réalise des prestations plus qu'honorables, affichant même un bilan positif au ratio victoires-défaites en fin d'année. Mais, meurtri dans sa chair par des ennuis de santé répétitifs, et profondément touché par la disparition tragique d'un de ses fils dans un accident de voiture, il décide qu'il est désormais temps pour lui de tourner la page, définitivement : " Après une longue et sérieuse réflexion sur ma position personnelle en tant que joueur, j'ai pris la décision de me retirer alors que je suis toujours au sommet ". Il part alors s'installer en Suisse, le pays d'origine de son épouse, d'où il garde un œil attentif sur le jeu et ses évolutions. Il rentre régulièrement en Amérique du Nord prodiguer ses précieux conseils aux nouvelles générations, occupant notamment la fonction d'entraîneur des gardiens pour les Philadelphia Flyers (il sera un mentor pour Bernie Parent), les Saint-Louis Blues, et les Montréal Canadiens. Il est malheureusement bientôt rattrapé par la maladie, et c'est un monde du hockey atterré qui apprend son décès le 27 février 1986, d'un cancer de l'estomac.

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Jacques Plante, héros intemporel au panthéon du hockey sur glace, a, durant sa fabuleuse carrière, gravé sa marque dans l'histoire de son sport, en contribuant à le faire évoluer de manière radicale et fondamentale. Intronisé au Hall-of-Fame en 1978, le célèbre numéro 1 laisse derrière lui un palmarès fastueux (cinq coupes Stanley, sept Vézina, un Hart-Ross), des lignes statistiques ensorcelantes (837 matchs de saison régulière pour 437 victoires et une moyenne de buts alloués de 2,38, 112 rencontres de séries pour 71 succès et 2,14 GAA), et l'image d'un surdoué, d'un théoricien du jeu unique, l'archétype même du précurseur.

A savoir s'il est le meilleur gardien de l'histoire, les avis divergent, beaucoup le mettant en concurrence pour ce titre honorifique avec Terry Sawchuk, juste devant les Glenn Hall, Bernie Parent, Ken Dryden ou autre Patrick Roy. A propos de ce débat, qui relève d'une grande subjectivité, les paroles de Dryden résument finalement bien la situation : " Il y a beaucoup de très bons gardiens, il y a même un grand nombre de bons gardiens. Mais il y a peu de gardiens importants. Jacques Plante était un gardien important ".

Homme solitaire, ayant souvent eu du mal à évoluer aux côtés de ses pairs, Jacques Plante leur a pourtant laisser un legs inestimable. Et c'est paradoxalement en se réfugiant derrière un masque, qu'il est devenu l'une des figures les plus reconnaissables de sa discipline. Pour l'éternité.

Hockey Legends

Interview de Jacques Plante à propos du masque

- Coupe Stanley 1953, 1956, 1957, 1958, 1959, 1960.

- Trophée Vezina 1956, 1957, 1958, 1959, 1960, 1962, 1969.

- Trophée Hart-Ross (MVP) 1962.

- Membre de la première équipe all-star NHL 1956, 1959, 1962.

- Membre de la seconde équipe all-star NHL 1957, 1958, 1960, 1971.

Fiche de statistiques