Ce matin pakistanais, il pleut. Lentement, avec persistance, un crachin amené à durer sauf si le vent, fantasque dans ces montagnes, éclaircit brusquement le ciel. Les rares gamins dont la curiosité est plus forte que le froid ont une posture touchante : les deux mains sur le bas ventre. Les cuisiniers, sentant venir la froidure, nous ont concocté un kheer (riz au lait) bien épais et parfumé à la cardamome, ce qui cale nos estomacs pour le trajet en jeep.
Curieusement, alors que la piste est tracée droite, les véhicules louvoient en suivant les traces, ce qui nous donne le mal de mer. Les écharpes de brume qui s’accrochent aux pentes et la pluie qui fait briller les roches donnent un éclat particulier au paysage. La lumière est éclatante, diffuse ; elle rend l’herbe plus verte. L’eau bouillonnante de la rivière, en contrebas, donne de la vie à tout ce minéral. Le fleuve apparaît vert céladon. De rares ponts arrimés de câbles métalliques s’envolent d’une rive à l’autre, aériens pour les piétons, plus trapus pour les jeeps. Un premier arrêt nous arrête à la pompe, perdue au milieu de nulle part, pour faire du gasoil.
Un autre arrêt a lieu au dernier village avant le col de Shandur. Il pleut toujours, le paysage est gris, il fait froid, mais les petits sont aussi peu habillés qu’en plein soleil. La kamiz des garçons, aux boutons depuis longtemps sautés, offre leur poitrine nue à l’eau du ciel. Comme tous les petits, il faut penser pour eux. Mais ils n’ont pas l’habitude car les mères sont confinées aux maisons et les pères les laissent se débrouiller. Ils se serrent donc entre mâles pour avoir chaud, ainsi vient l’amitié. Passent deux adultes portants parapluies comme à Londres, incongrus dans ce paysage. N’oublions pas que le Pakistan est de culture indienne. Le thé au lait pris dans une boutique est très bon. Dans la salle enfumée de la cabane qui sert de bar, les chauffeurs assis sur leurs talons se préparent tous une cigarette de haschich. Ils vident le tabac d’une cigarette normale à bout filtre à l’aide d’une allumette, mélangent tabac et pâte de haschich (seul Ali a des barres, plus raffinées). Ils chauffent le tout un moment dans le creux de la main avec une allumette, puis tassent le tabac haschiché dans le cône de papier de la cigarette. Laquelle circule ensuite à la ronde. Je ne participe pas au rite, mais je constate que les profs du groupe sont les premiers à en être.Les jeeps nous grimpent jusqu’à un plateau sec comme au Tibet. La différence est que, sous la pluie persistante, l’atmosphère fait plutôt Norvège – au Tibet il pleut rarement. Nous allons marcher une heure, juste pour passer le col à 3738 m. Le sol est agréable, la terre molle sous les semelles. Les nuages bas diffusent une lumière blanche. Il pleut toujours. Des centaines de grenouilles minuscules se manifestent sous nos pas. Elles sont gris anthracite et mesurent 2 à 3 cm de long. Il est difficile de ne pas marcher dessus tant il y en a, mais nous faisons tous nos efforts. Je souscris d’instinct à cet aspect du bouddhisme qui considère toute vie, animale et végétale comme aussi sacrée que l’humaine, et qui la respecte autant que faire se peut en dehors des besoins de nourriture ou de construction.
Apparaît le terrain de polo le plus haut du monde avec ses gradins de pierres soulignés de blanc. Un peu plus loin, un alignement de sièges à lunettes est étrange et amusant. Ce sont les gogues les plus hautes du monde ! Il pleut toujours, tout est mouillé, il fait encore plus froid en altitude. Les gamins d’ici ont enfilé un pull ou une veste sur leur kamiz débraillée. Nombre sont blonds, aux traits caucasiens. Nous déjeunons dans une tente emplie de coussins crasseux mais où nous sommes au sec, bien que serrés.
Après le déjeuner rapide, nous reprenons la piste en jeep. Le chauffeur nous passe une cassette de Muhammad Khafir, un chanteur pakistanais célèbre au temps d’Ali Bhutto. Il s’est exilé en Inde lors du coup d’Etat de Zia ul-Aq, selon ce que nous dit Taj. La file des six jeeps plus une Toyota de cuisine fermée s’étire sur la piste, traversant les villages en convoi, sous les yeux ébahis des gamins. A l’heure du thé, le camp est spongieux, une digue de cailloux le protège à peine de la rivière en crue. Les cuisiniers, partis en avant, ont installé leur matériel tout près. Ils ont concocté de vraies frites françaises pour le thé !
Nous montons les tentes à 2970 mètres. Marie-Christine, une fois sa tente mise en place avec Françoise, amuse les petites filles enfoulardées par leur mime en anglais. Car nous sommes entourés de gosses, même dans un désert. Le pré où nous campons sert de terrain de foot aux jeunes garçons. Ceux qui nous ont vus passer, quelques villages plus hauts, ont accourus jusqu’ici pour nous observer. Deux petites filles traversent à pied le bras de rivière qui longe le camp. Elles se mouillent jusqu’au ventre, tout habillées, sans autre émotion. Ce sont de vraies paysannes habituées à la dure !