Lundi 23 février, 18h00. La bouche du métro déverse un gros nuage invisible et chaud et alors que ma silhouette fend la nuit, je ressens sur mon visage les derniers froids de l’hiver. Le boulevard Barbès s’agite dans la nuit. J’ai rendez-vous au numéro 90 à Saint Paul, une petite église coincée entre deux immeubles. Je rentre religieusement, un couloir étroit et décrépi se présente sur ma gauche, j’y avance à pas de loup. Je pousse la porte, l’attaché de presse m’accueille sur la pointe des pieds, au fond une équipe installe micro et caméra, et sur l’allée latérale gauche, Peter von Poehl, téléphone à la main, susurre une conversation quasi muette. Visiblement, je suis en avance. Enfin, rétablissons la vérité : les entretiens ont pris du retard. Je décide donc d’aller engloutir quelques bières pour stimuler mon acuité journalistique. À l’intérieur du rade, quelques piliers peu concernés par les grandes évolutions fondamentales du rock commentent l’actualité politico sportive. Une gorgée plus tard, je teste mon vieux dictaphone en enregistrant la vie de comptoir, ses peines et ses petits bonheurs simples. Tout fonctionne. Je suis prêt. De retour à l’église, je retrouve cette même impression de silence malgré l’affairement de l’équipe dont l’interview va enfin commencer. On demande à Peter de jouer, il saisit alors le manche de sa guitare acoustique et entame avec professionnalisme les premières mesures de Forgotten Garden et à ce moment précis, je goûte avec une rare délectation la chance, que dis-je le privilège qui est le mien. Écouter en avant-première l’une des nouvelles chansons de Peter, un mois avant la sortie officielle de l’album, le tout dans un cadre exceptionnel, prêté pour l’occasion par un ami de Peter, prêtre de son état. Je m’imagine déjà pianoter sur le grand orgue quelque arrangement fastueux, gardons les pieds sur terre, je ne suis que rock critique. Profitant du temps qui me reste, je décide d’effectuer un petit rappel des derniers événements. Mes contacts avec la presse officielle m’avaient valu de recevoir un premier pressage de May Day, puis l’album officiel, fraîchement imprimé et emballé. Emballé, j’allais l’être rapidement, ce joyau vert sur lequel posait le visage de Peter sous une typographie rouge immense renfermait mille et un trésors mélodiques et il me fallut plusieurs écoutes pour en apprécier les mirifiques promesses. Deux tubes calibrés en constituaient l’ossature, Parliament et Moonshot Falls, un par face (désolé de raisonner en format vinyle), laissant ainsi suffisamment de place au péché mignon de Peter pour les chansons courtes, compactées sur 3 petites minutes. Une démarche éminemment pop que des compositeurs maniaques comme Ray Davies ou le duo Macca/Lennon explorèrent en leur temps. Forgotten Garden, May Day et Dust In Heaven distillent un savant mélange de candeur façon Cat Stevens, période Mona Bone Jakon et Tea For The Tillerman et de folie douce comme dans les premiers enregistrements de Genesis, Trespass notamment. La voix de Peter se rapproche d’ailleurs de celle de Peter Gabriel, chaude et feutrée, pleine de cette ferveur que notre jeune musicien s’emploie à mettre en musique depuis maintenant 3 ans. Ferveur, parlons-en, dans Dust In Heaven et Silent Is Gold on perçoit ces inflexions mystiques empruntant à l’art du cantique, mais en version pop, avec une modernité sans faille, sur 2 minutes et quelques. Un artiste de la trempe de Robert Wyatt avoua avoir été fasciné, enfant, par les chants entonnés tous les dimanches à l’office. Il y a les mêmes touches de grâce naïve dans ces petites pièces musicales à la forme épurée et dont la seule enluminure tient en quelques arpèges. Notons à quel point Peter est un guitariste talentueux au piqué délicat. Pour autant, il a su multiplier les invitations pour donner à ses compositions ampleur et générosité. Dans May Day, flûtes, orgues, cordes et autres cuivres concourent à la réussite collective de l’ensemble. D’où ce parfum de pop à l’ancienne, attention, je n’entends pas par pop music ces chansons fades qui inondent les antennes et vomissent leurs refrains aseptisés, mais bien sûr ce savoir-faire savant pour les constructions musicales façonnées par des orfèvres du son, ces millefeuilles baroques signés par des pointures comme les Beach Boys, Zombies et autres Love. May Day ne sent pas pour autant la naphtaline ou la complaisance, rassurez-vous mes kids, au contraire, son insolente virginité l’inscrit clairement dans son époque. Fin de cet interminable monologue intérieur, mon tour allait bientôt arriver. Je me levai alors, Peter vint me saluer avec des manières délicieuses, s’excusant pour l’heure tardive et déclarant avec une spontanéité enfantine se tenir à mon entière disposition. Nous nous posâmes sur un banc, je sortis mon dictaphone, toussotai puis appuyai sur play…
Shebam : Sur ton myspace, il y a inscrit « official traveller ». Tes textes semblent aborder le thème du voyage, de la quête. Peut-être parce que tu es un musicien en transit… Est-ce vrai ?
Peter : C’était vraiment le thème de mon premier disque, cela ne parlait que de ça. À la base, il y a la relation que j’entretiens avec mon pays (la Suède) et qui est un peu étrange. C’est là où j’habite, où je paye mes impôts. Mais je n’y suis jamais. Depuis l’age de 15 ans, je vis dans plein d’endroits différents, c’est un peu bizarre tout ça. À cause de cela, j’avais peur de refaire le même disque. Il fallait trouver un moyen d’échapper à moi-même. J’ai donc demandé des textes à d’autres auteurs. Mais cela reste un thème récurrent.
Shebam : En quelques années, tu es passé de musicien de backing band à artiste solo. Est-ce le prolongement de l’official traveller désirant voyager au cœur de son propre univers ? Est-ce une façon de créer un univers et de te l’approprier ?
Peter : Je crois que toutes ces années avec Bertrand (Burgalat), ce feu d’artifice de projets, m’ont montré la façon de faire de la musique : cette approche très chaotique, très improvisée de la musique que je ne connaissais pas auparavant, je la dois à Bertrand. À chaque nouvelle collaboration, à chaque disque, je rencontrais quantité de monde. Et quand Bertrand a fermé son studio, j’ai continué à travailler ainsi, comme « side kick ». Mais mon truc, c’était d’écrire : j’avais déjà essayé de faire un disque solo que j’avais fini par jeter à la poubelle (rires) parce que cela me paraissait tellement facile à faire : j’en enregistrais beaucoup !! Mais, ça ne marche pas comme cela. Du coup, je me suis dit « tant pis, je vais travailler pour les autres ». Mais j’étais vraiment frustré de ne pas y arriver. C’est pourquoi j’ai quitté Paris pour m’installer à Berlin et j’ai commencé à écrire un disque qui est devenu Going Where tea trees are.
Shebam : En ce moment, il semble que ton mot d’ordre soit « Support your local vinyl dealer ». Es-tu collectionneur ? De vieux vinyles, j’entends ?
Peter : Pas du tout (rires) !!! J’écoute toujours les mêmes disques et oui ce sont des vinyles, mais je ne suis pas du tout boulimique (rires) !
Excellente transition…
Shebam : On en arrive à la question parfois attendue des influences… J’ai l’impression qu’on pourrait dresser un pont entre ta musique et celle des groupes de l’école de Canterbury comme Caravan, Matching Mole, Kevin Ayers. Qu’en penses-tu ? Suis-je dans le vrai ?
Peter : Il faut vraiment que j’écoute ce truc (Caravan) ! Avant-hier, j’étais en Suisse et on m’a posé la même question ! Et du coup j’ai honte (il sourit). « C’est quoi l’école de Canterbury » ?!! Maintenant je sais ! Je connais Soft Machine (je suis gêné à mon tour)… En fait, c’est un peu honteux, mais j’écoute les trois quarts des disques que la population achète. Je n’ai aucune approche spécifique. Ce qui est génial car je découvre en fait beaucoup de groupes !
Shebam : Quel est le disque que tu as acheté, par lequel tout est venu, qui t’a donné l’envie d’écrire ?
Peter : L’envie d’écrire ? C’est tout bête : quand j’étais petit, je prenais des cours de piano, mais j’étais très mauvais en solfège ! Et cela m’embêtait beaucoup. Comme 50% de la population masculine suédoise, je me suis mis à jouer dans un groupe garage. Parce que je n’étais pas très bon, ni en foot ni en hockey sur glace. Comme je n’arrivais pas à apprendre les chansons des autres, je voulais qu’on joue les miennes. Cette idée m’est venue avec la guitare : j’étais censé apprendre Hey Joe, la version de Hendrix, pas celle des Byrds, mais j’en étais incapable. Il fallait donc que je devienne assez bon pour pouvoir interpréter mes propres morceaux. J’ai donc commencé à écrire !
Shebam : J’ai l’impression que c’est toujours un peu ce concept d’official traveller. Tu es en transit géographiquement et culturellement (voilà que je me prends pour un psy). Là où tu t’installes, tu prends des influences, peut-être inconsciemment, que tu restitues alors dans ta musique ?
Peter : Ce n’est pas faux. La sensation de cohérence, ces choses homogènes que l’on vit en un couple, dans un groupe ou dans un quartier, m’angoissent beaucoup. J’aime bien quand c’est mélangé. Et c’est la même chose avec mes disques : le plus difficile c’est de faire des disques qui ne soient pas cohérents. Le disque des Beatles que je préfère, c’est le double blanc parce que cela part dans tous les sens ! C’est très difficile à réaliser. Avec le temps, même si on veut faire les choses différemment, on arrive à produire des albums qui se ressemblent. L’homogénéité !!!!
Shebam : Au fond, l’uniformité, ça te fait peur.
Peter : Oui.
Shebam : Plutôt Beatles ou Rolling Stones ?
Plutôt Double blanc !!!!
Shebam : Et connais-tu les Mecki Mark Men, un groupe célèbre en Suède (grosse question de nerd, allo docteur, je voudrais être dénerdisé) ?
Peter : Ça ne me dit strictement rien, jamais entendu parlé (rires) !
Shebam : En fait tu es un musicien contemporain, pas fait pour réinterpréter…
Peter : C’est vrai. Je m’en fous de l’histoire, je suis assez décomplexé, de toute façon tout a été fait. De plus, je n’ai pas de nostalgie. En même temps, j’ai parfois l’impression de ne pas « embrace my time » (rires) !!!
Shebam : Quelqu’un a dit « l’important n’est pas de révolutionner le rock mais d’écrire de bonnes chansons. J’ai l’impression que c’est un peu toi, ça !!!
Peter : C’est ce qui m’a toujours fait rêver dans la musique : ce petit format de trois minutes, couplet, refrain, pont éventuellement mais surtout refrain, refrain, refrain. S’il y a une motivation, elle est là.
Shebam : As-tu déjà eu en tête l’idée d’un album à 5 titres avec un morceau de 20 minutes en forme de pièce de résistance, où tu peux explorer des climats, des thématiques, un album concept un peu à la façon des groupes progressifs comme Pink Floyd ?
Peter : J’ai essayé de faire cela dans May Day, avec la chanson Elizabeth ! Au départ, l’idée était d’avoir une improvisation qui dure 10 minutes. Mais c’était très très mauvais. Je ne suis pas sûr que je sois fait pour cela.
Shebam : Il y a en France une scène indépendante très structurée autour d’influences pop folk. Des gens comme (notamment) Syd Matters, Sébastien Schuller… Et toi ! T’y reconnais-tu ou es-tu un vrai solitaire, étranger à toute logique de « scène » ?
Peter : C’est plutôt flatteur ! Comme je le disais, j’ai une relation forte avec la France, j’ai passé beaucoup de temps ici. Going where teas trees are est d’abord sorti en France. Mon label anglais voulait bien sortir l’album en Grande-Bretagne, mais pas ailleurs. En France, c’est radio nova qui a commencé à jouer mon 45 tours, tout est vraiment parti de là. Du coup, c’était un moindre « accident ». J’ai mis ensuite trois ans à trouver d’autres distributeurs, ce qui m’a amené à tourner encore et encore !
Shebam : Et à voyager, toujours cette idée : tu ne poses jamais tes valises, quoi.
Peter : Pour l’instant, non. Mais j’ai rendu mon appartement à Berlin ! Pour revenir à cette idée de scène, oui je m’y retrouve d’autant que je connais personnellement Syd Matters…
Vous partagez le même manager…
Peter : Oui. Mais je trouve le paysage musical français tellement exotique !!!
Shebam : La question qui plombe (rires) : que penses-tu de la crise actuelle et plus précisément de celle qui frappe l’industrie du disque, forçant certains artistes comme Radiohead à réinventer le modèle économique (vendre un album directement sur le Web sans passer par un intermédiaire) ?
Peter : Forcément, je suis en quelque sorte ma propre maison de disque ! Pour la promotion de May Day, j’ai joué chez de nombreux disquaires à travers le monde. En France, je fais des showcases à la Fnac, mais il y a plein de magasins indépendants et donc depuis une semaine, je suis en tournée : deux par jour. Ils me confient à quel point c’est super de sortir mes disques en vinyles. Et ils me confirment que depuis quelque temps, les choses ont changé : il y a plein de gamins qui viennent acheter des vinyles mais ils s’approprient aussi tous ces sites comme Spotify, je ne sais si tu connais : c’est la version suédoise de Deezer. Il y a toute l’histoire de la musique, exactement comme sur Piratebay. Les gosses adorent, ce n’est pas plus mal.
Shebam : C’est même très bien ! Les jeunes découvrent la musique sur le net, mais reviennent aussi au vinyle : il y a une couleur musicale si particulière…
Peter : Les disques s’écoutent comme ça, en deux faces, 20 minutes et après on tourne…
Shebam : Il y a quelque chose de religieux dans l’écoute du vinyle (ouais je m’écoute un peu parler)…
Peter : Moi je trouve que dans mon approche de la musique, il y a un côté un peu religieux. Je ne le fais pas de façon professionnelle, je le fais parce que cela me touche et me procure des sensations. Je n’écoute pas beaucoup de musique, mais je la « contemple » un peu à la manière d’un livre ou d’un film.
Shebam : C’est une expérience…
Peter : Et c’est important, du coup je prends le temps.
Shebam : Quelle île déserte emporterais-tu sur un disque ?
Peter : Quelle île déserte j’emporterais sur un disque (il hésite, réfléchit) ? Une question intéressante. Je dirais que la différence entre ces deux disques tient à cela : dans mon pays, il y a un Suédois au kilomètre carré. J’en avais tellement marre d’être tout seul en tournée que j’ai eu envie de mettre dans mon nouvel album le plus de monde possible. Je voulais que le disque sonne comme ça. Je ne sais pas si cela répond à ta question.
En fait c’est plus la population que l’île… C’est une bonne réponse (rires) !!!
Shebam : On inverse les rôles : pose-moi une question !
Peter : trouves-tu les deux disques vraiment différents ?
Shebam : May Day a une approche plus pop, dans le sens beatlesien du terme, avec des chœurs, des trompettes, je ressens plus les arrangements (il acquiesce, bon, je ne raconte pas trop de conneries). J’avais l’impression dans le premier album, qui était une impression au demeurant très agréable, d’être plus centré sur le couple voix-guitare. C’est un peu ce que tu disais à l’instant « j’ai envie de ramener des gens sur mon disque », c’est-à-dire ramener de l’espace dans la musique (il acquiesce à nouveau), c’est comme ça que je perçois May Day. Et en même temps, il y a toujours un ou deux morceaux qui me rappellent le Peter du précédent album, comme Silent Is Gold (il acquiesce une dernière fois), ce côté dénudé. Je le trouve plus pop, presque choral… Et il me plait (merde la fin de ma réponse est un peu convenue même si j’adore le disque, on dirait les mots d’un fan de douze ans).
Stop, mon doigt vient de presser le bouton « arrêt ». Un petit retour magnéto pour voir si le son est audible (je n’ai pris aucune note), mais cela semble être le cas. Je prends congé de mon hôte, vais saluer l’attaché de presse et quitte les lieux après 30 minutes chrono d’une interview resserrée, conviviale et intimiste car enfin, je pense que certaine de mes remarques ont fait mouche. J’ai bien cerné mon sujet. Le professionnalisme. Bon trêve d’auto-flagornerie, j’ai faim, je rentre. Dehors, même froid bleu mais en plus noir peut-être. Je décide de faire un bout de chemin à pied afin de remettre mes idées en place. Je marche vite, pressé de m’atteler à la tâche, j’ai du travail. Je songe au répertoire de mon portable. Parmi tous mes contacts, il en est un de marque : Peter von Poehl, en 10 chiffres mémorisés. La classe ! Ça c’est pour mon côté groupie, mais je ne suis pas du genre à harceler les artistes. Dans le silence de la rue sombre, perturbé par les concassements mécaniques des rames de métro successives, je rêve à une prochaine rencontre le 2 avril, après le concert, c’est-à-dire backstage ! Ouais ! Ma main droite sera alors le prolongement de mon fidèle dictaphone que j’ai appelé Caroline, en hommage à Twin Peaks et à ma muse. Qu’il est doux d’avoir une muse, pas vrai Peter ?
Crédit photo : ©Frank Loriou