Lucius et Paulina se tiennent enlacés dans l’atrium. Clarté tremblante d’une torche. Amis et serviteurs à l’arrière-plan, comme le chœur d’une tragédie grecque, mais c’est à Rome, avril 65, la nuit tombe, le plus fameux philosophe du plus puissant Empire de l’Histoire antique va mourir, et le rossignol qu’on entend chanter dehors n’en sait rien.
Dans un instant sera rompu le contrat de hasard et de nécessité scellé au ventre d’une certaine Helvia par l’élan d’un certain Marcus, voilà six décennies, à Corduba, Bétique. Lucius, fruit de cette étreinte, doit ce soir déposer son bilan génétique sans un cri. Hier il courait enfant dans les collines d’Espagne avec ses frères. Demain il ne sera qu’un peu de poussière dans une urne, puis un peu de pensée dans des têtes. Sans lui la suite du film : Galba, Othon, Pompéi sous la cendre, Théodose empereur chrétien, Alaric dans la Ville en flammes, Charlemagne et la monnaie unique, la peste noire, l’imprimerie , Cortès à Mexico, Valmy, la dynamite, De Gaulle à Londres, Ravensbrück, Hiroshima, la greffe du rein, un homme dans l’espace, la fécondation in vitro, les tours du 11 septembre, tout le flot des épisodes jusqu’à nous, jusqu’aux lendemains de nous, jusqu’à la fin.
Mais pour l’heure, Sénèque et sa femme enlacés. Le vieux grand maigre tenant une dernière fois contre son cœur la petite fraîche. Touchante chromo, plus ou moins de tous temps, de tous lieux. Et pour qui ne croirait pas aux dialogues muets, celui-ci, juste un peu stylisé :
Sénèque - Combien de temps la tenir embrassée sans fléchir ? Battement de son sang contre ma poitrine, souffle de sa respiration si près de mes lèvres, frisson des cils sur ma joue. J’ai peur que la faiblesse ne me gagne là, en cet instant de reconnaissance infinie pour son amour, seul don sans ruse de la fortune. Désir fou qu’il dure infiniment, à l’heure même où il m’est arraché ! Ironie des dieux, s’ils existent. Le panthéon romain justifie gaiement nos contradictions. Mais non : un Seul, très éthéré, dont on essaie péniblement de reproduire en soi l’unité. Entrer dans son évidence en mourant ?… Pauline, Pauline, ô dilectissima, les dernières minutes de notre amour ! Ne parle pas. Qu’elles soient sans mots, comme l’instant de notre rencontre, sur ce chemin de Campanie, par un printemps pareil. Moi marchant sombre, mon père vénéré disparu. Toi rieuse, jouant à la balle avec des amies, soudain me faisant face, toute la force dans ton regard de quinze ans, la loyauté dans ton sourire. Et dans mon cœur à moi, entre deux âges, à la fois la brûlure du désir et la certitude du reste de ma vie dans ton ombre : Ubi Gaia, ego Gaius
Pauline - Que sent-il en cet embrassement silencieux, immobile ? J’ai peur de l’atteindre par une parole, un geste ; ou qu’une parole de lui, un geste ne fasse jaillir mes larmes à flots. Ce corps aimé jusqu’en ses misères, cette âme connue jusqu’en ses recoins, comment croire qu’ils vont m’être enlevés à jamais, sur ordre du chien à qui Rome est livrée ? Pourquoi le court temps de nos deux vies est-il tombé dans cette épouvante ? Tant d’autres pays, d’autres époques nous étaient souhaitables, où j’aurais pu t’accompagner, Lucius, jusqu’à l’adieu tranquille du grand âge !… Avec un mari perdre un père et un guide. Un enfant aussi, celui que je n’ai pas pu lui faire et le seul qu’il m’ait donné : lui-même. Oh ! je savais si bien le bercer quand le dégoût de vivre le recouvrait soudain comme une vase… Partir. Le suivre. Accomplir le vieux serment des noces : Où tu seras Gaius, je serai Gaia.
Oui, toutes ces pensées-là, mais embrouillées comme dans la vie, fondues, furtives : une dizaine de secondes maximum. Puis l’embrassement se défait. Sénèque dit seulement que Pauline ne doit pas le pleurer toujours ; qu’elle est jeune ; qu’elle doit chercher en elle, en lui, dans ses leçons, dans la vertu, la force de trouver malgré tout de la beauté et du plaisir au monde.
Non, elle veut mourir aussi. Elle appelle un serviteur pour qu’il apporte le fer dont ils s’ouvriront les veines d’un même coup. Le mari ne s’oppose pas à sa gloire, trouve même ce suicide choisi plus noble que le sien forcé. Il redoute surtout d’abandonner la jeune femme sans secours contre les sévices. Le torrent du meurtre ne s’arrêtera pas. Chasse au bien partout, viols, tortures, délations, pillage des temples, dépècement de l’être : le Tartare, c’est ici et maintenant.
Le sang du philosophe s’écoule mal, vieux sang las comme son âme, douteux, peinant à trouver la sortie. Le sang de Pauline surgit vermeil et tombe sur les dalles. Sénèque se concentre. Ce n’est pas le moment d’être ridicule. « Ces minutes doivent m’authentifier. Je dois être mon dernier précepte, le plus vrai. » Il convoque son sang, l’exhorte : Sors ! Pour hâter le supplice, il demande qu’on lui ouvre aussi les veines des jambes.
Ça coule mal. Il craint que sa douleur n’accable Pauline, ou que la douleur de Pauline n’abatte son propre courage. Il la prie de se retirer dans une chambre.
Le centurion, qui était sorti voir sa troupe, rentre juste au moment où Pauline défaille dans les bras des servantes. Il la fait garrotter, soigner. Les ordres sont les ordres : Sénèque uniquement. « Coriace, le vieux, j’aurais pas cru… Bon, voilà maintenant qu’il appelle ses secrétaires ! C’est reparti pour un tour, un discours… Tiens, moi ça me creuse. C’est pas le cirque, mais ça émotionne. Je vais demander si y a pas quelque chose en cuisine. »
(à suivre)
Arion
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