Je ne résiste pas.
Je re-poste un vieux billet.
Prophétique.
Prémonitoire.
C'est pas possible autrement.
Je te laisse.
Je dois aller faire un tour en réanimation cardiaque.
Rendre visite à mon Big Boss.
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L'autre matin, mon chef dépose du courrier sur mon bureau.
Ce qui est très rare.
D'habitude je vais le chercher moi-même dans ma bannette, mon courrier. Quand Big Boss le fait à ma place, c'est, au choix:
- Parce qu'Ahmed a glissé, entre deux courriers médicaux, une feuille maculée de taches de café, avec en guise de message "L'emmerdeuse,
tu pues autant des pieds qu'un coureur de fond après le marathon de New York" et un affreux gribouillage (deux pieds stylisés et une mouche morte à côté d'une tranche de Munster)
- Parce que j'ai reçu une invitation quelconque à un pince-fesse sanitaire officiel, et qu'il (mon Boss) se propose tout naturellement de me
remplacer au vu de la charge de travail qui s'accumule au-dessus de ma petite tête (les petits fours et le champagne sont d'ordinaire plus que potables au service santé de la Mairie).
Mais ce matin-là, point de gribouillis puéril, non plus que de carton municipal.
A la place, une feuille (papier glacé) colorée, limite flashy, avec un en-tête en gros caractères bien gras:
"Crise cardiaque: Que feriez-vous?"
- On a reçu ça par la poste.
- C'est quoi?
- J'en sais rien, j'ai pas tout lu, mais ils disent qu'il ya un pourcentage non négligeable d'accident cardiaques sur les lieux de travail, ça
mérite d'être étudié attentivement par votre pomme, vu que vous êtes notre seule infirmière.
Là, je vois un peu où il veut en venir: Il a quinze bons kilos en trop, il picole joyeusement et il fume comme un pompier.
De là à se faire des films et à vouloir prévenir plutôt que guérir, il n'y a qu'un pas.
Alors je prends la feuille et je lis, m'attendant à une sorte de circulaire du Ministère de la Santé, un avertissement pour tous les
paramédicaux en poste, ce genre de message à caractère hautement informatif.
Macache.
Walou.
Que dalle.
Ministère? Nowhere.
Par contre, un numéro vert pour contacter une boîte. L'adresse du site web de ladite boîte. Et cette phrase qui tue:
"En France l'arrêt cardiaque représente près de 200 décès par jour! 1 minute perdue=10% de chances de survie en moins!"
C'est une pub.
Une vulgaire pub.
Mais pas pour n'importe quel produit, non.
Pour un défibrillateur semi-automatique.
Oui.
Pour 1500 euros, ils vous livrent un défibrillateur avec son coffret mural et sa "signalisation normalisée".
D'ailleurs ça veut dire quoi, "signalisation normalisée"? Que vous collez un panneau avec "En cas d'arrêt cardiaque, brisez la
vitre"?
Ben oui.
Exactement.
C'est vrai qu'avec le Décret du 4 mai 2007, tout le monde est habilité à utiliser un défibrillateur semi-automatique. C'est la loi. Comme le
rappelle la luxueuse réclame :
"Maintenant, tout le monde peut sauver une vie!".
Et le tract enfonce le clou: "Sans défibrillateur, auriez-vous vraiment tout mis en
oeuvre?"
Histoire de bien culpabiliser le chef d'entreprise:
"Si tu avais acheté le HS1 Kit, sinistre connard, monsieur Machin (le pilier de la machine à café) n'aurait pas bêtement claqué comme une carpe asphyxiée sur un quai du port de Marseille! T'as
vu? Non mais t'as vu, la connerie que t'as faite, imbécile! Tout ça parce que t'as pas voulu débourser 1500 malheureux euros! T'es vraiment une merde."
Je lis donc le machin jusqu'au bout.
Et puis je le rends à mon chef.
- Alors?
- Alors? Ben c'est vous qui voyez, c'est pas à moi de décider ce qu'on fait du budget.
- Mais ça peut être utile ou pas?
Je relis le papelard.
Ils disent que "des instructions claires émises par une voix naturelle guident l'intervenant pas à pas dans les étapes de la défibrillation
d'urgence et de la réanimation cardio-pulmonaire. Le choc est délivré uniquement par appui sur un bouton, sur l'invitation de l'appareil".
J'imagine alors une voix "naturelle" d'audiotel porno en train de "guider" Nico pendant qu'il tenterait de charger la machine:
- Oui...oui...comme ça...Appuyez sur le bouton...Mmmm...titillez le rhéostat, là, à droite...mmmm...effleurez les palettes...oui, comme
ça...
Est-ce que ça me rassure?
J'imagine, le temps d'un soupir, Ahmed en train de me courser entre l'infirmerie et la salle de réunion, les palettes à la main, le bordel
gonflé à bloc (150 joules, quand même) et criant "Attends, cousine, attends, on va voir s'il marche, ton machin! Mouahahaha!".
J'imagine encore Titi essayer de défibriller le Boss, s'énervant comme d'habitude, tremblant de tous ses membres, insultant la voix
électronique de la machine ("J'ai compris, connasse, tu la fermes ta gueule?") et finissant par se prendre elle-même 150 joules dans les plombages (tachycardie ventriculaire).
J'imagine encore Alex grillant les miches de Momo et le finissant à coups de pieds parce qu'il n'a pas eu de rab' à la cafétéria (fibrillation
ventriculaire).
J'imagine, enfin, le bastringue tombant en panne à l'heure H, un couillon attendant l'invitation mécanique qui ne vient pas, qui ne viendra
jamais...
Je regarde mon chef.
Je secoue la tête.
- Je crois que ça le ferait pas.
- Z'êtes sûre? Ils ont l'air de dire que c'est fréquent, les arrêts cardiaques au boulot...
- Je sais pas. Je le sens pas.
- Ben pourquoi?
- Voyons...essayez d'imaginer l'engin entre les mains d'Ahmed. Entre la clope et le café. Disons que le bidule zappe 200 joules à chaque
pression sur le bouton. Maintenant imaginez que la clope ou le gobelet de café menace de tomber. A votre avis, la priorité d'Ahmed va au café, à la clope, ou à l'appareil à 1500 euros sur le
bouton duquel son petit doigt boudiné est appuyé?
Il me fixe pendant une bonne minute.
Et puis il froisse le prospectus jusqu'à n'en faire qu'une boulette bien tassée, le balance dans ma corbeille, loupe son tir, me lance un
regard glaçant parce qu'il sait que je vais faire un commentaire, tourne les talons et sort de mon infirmerie.
L'infirmière: 1
La machine infernale: 0.
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Si j'avais su, comme dirait l'autre.