(Michel Delobel / ACGest - formations et coaching) - Dans ces temps de crise, j'aime bien reprendre des magazines financiers, articles et analyses datant un peu, pour voir s'il était possible de pressentir quelque chose et anticiper le retournement. Outre le fait que cela me conforte dans l'idée que j'ai de ces revues, relire ces articles et analyses permet quand même de prendre du recul par rapport à la situation présente, et rend sans doute aussi un peu plus humble vis à vis des marchés et de toutes les prévisions que l'on peut faire.
S'il est toutefois une composante qui fonctionne assez bien, c'est l'analyse de la psychologie d'ensemble du marché, et l'action contrarienne lorsqu'un consensus suffisamment fort se dégage. Ainsi, lorsque l'optimisme domine et que l'investissement boursier devient à la mode (souvenez vous des nombreuses pubs pour les courtiers en ligne dès fin 1999 et en 2000), il est souvent temps de sortir du marché. De même, lorsque les scénarios les plus noirs refont surface, et que les investisseurs sont pris par la peur et prêts à lâcher leurs avoirs à n'importe quel prix, c'est sans doute le moment de revenir.
Pour le reste, on se rend compte qu'il est difficile de faire des prévisions fiables et précises à plus de quelques mois, que ce soit à partir de l'analyse fondamentale, trop souvent en retard par rapport aux marchés, que ce soit à partir d'analyses plus exotiques comme les analyses statistiques, mathématiques ou philosophiques... Même l'AT, qui m'est chère, a toujours tendance à privilégier la tendance justement, rendant délicate l'anticipation précise des retournements.
Pour illustrer ceci, et vous inciter surtout à la plus grande méfiance lorsque vous lisez quelque analyse que ce soit, même (surtout?) bien documentée et argumentée, je reprendrais ici l'exemple des cycles de Kondratiev, abordés dans un article détaillé d'un magazine que je ne nommerai pas (la critique est facile après coup, et j'aurais surtout pu trouver des exemples similaires dans toute autre revue), mais dont je vous ai scanné plus bas l'illustration principale.
Kondratiev, économiste russe du début du siècle dernier, a mis en évidence une alternance régulière de phases de
croissance et de déclins, au travers de cycles courts et de cycles longs. Se basant sur la prévision de l'analyste technique Robert Prechter, qui avait annoncé en juillet 2000 que l'année 2003
marquerait le prochain point bas du marché grâce à une analyse combinée des vagues d'Elliott, des cycles de Benner-Fibonnacci et des cycles de Kondratiev, l'article mettait ainsi en avant les
cycles de Kondratiev pour annoncer une poursuite de la phase d'expansion jusqu'en 2010... Outre le fait que prévoir un creux en 2003 en juillet 2000, alors que les marchés avaient commencé à
chuter en mars n'est pas en soi un exploit compte tenu de la précision de la prévision, on se rend compte d'une part que l'article se limite aux seuls cycles de Kondratiev, alors que Prechter
avait complété son analyse avec d'autres méthodes, mais également que les choses sont présentées dans le sens recherché plus que de façon objective. Avant de détailler les cycles de Kondratiev
(cf. graphique ci-dessous) appliqués aux marchés financiers, par rapport à la réalité de ces mêmes marchés, j'aimerais illustrer mes propos avec l'analyse d'un court extrait de cet article...
Dans la présentation de Nicolaï Kondratiev, l'article explique que l'économiste a mis en évidence l'existence de mouvements de 47 à 60 ans, les cycles longs. Au delà de la faible précision de la durée de ces cycles, qui fait que l'on pourra toujours plus ou moins faire coller le marché à ces cycles, voyons donc cet extrait :
« Selon Prechter, l'indice Dow Jones (retraité) toucha un plus bas en 1896 (cinquante-trois ans avant le creux de 1949) et en 1842 (cinquante-quatre ans) avant le creux de 1896). Il était donc quasiment évident qu'un bas de marché surviendrait en 2003. On sait ce qu'il advint : entre 2000 et fin 2002, le SP céda 50,5%, le Dow Jones abandonna 39,6% et l'indice Nasdaq Composite s'effondra de 78,4%! »
En tant que scientifique de formation, de telles « brillantes » démonstrations me font bondir. Comment à partir de deux misérables occurrences peut-on conclure à la quasi-certitude de la survenance d'une troisième ? Et où est passée la marge de fluctuation de 47 à 60 ans pour la durée des cycles?
Et si l'article conclue sa démonstration par la preuve irréfutable que constitue le creux de marché de 2003, il est amusant de voir que 6 ans plus tard seulement, ce point bas a été clairement enfoncé. Alors on pourra toujours dire que Kondratiev avait raison, puisqu'il a identifié des cycles longs de 47 à 60 ans, et qu'avec un creux en 2009, nous sommes à la limite des 60 ans par rapport à 1949, mais vous en conviendrez, il s'agit là d'une belle pirouette, et la personne qui aurait pris pour argent comptant cette démonstration en aurait été pour ses frais.
Mais pire encore, on pourrait presque accuser l'auteur de manipulation de graphiques pour en arriver aux conclusions désirées lorsque l'on essaye de comparer le graphique des cycles de marché proposé ci-dessus avec le graphique du SP500 (l'indice le plus représentatif, en échelle logarithmique pour y voir quelque chose, et surtout plus cohérente sur de telles échelles de temps). Voici donc ci-dessous ce fameux graphique du SP500, avec positionné les années clés reprises sur le graphique issu de l'article. Alors certes, mon graphique ne démarre qu'en 1950, et il faudrait également retraiter tout ceci de l'inflation, mais en dehors de changer les niveaux relatifs du marché, cela n'a aucune raison de changer la position réelle des creux et sommets. Mais les résultats obtenus sur les 60 dernières années me semblent largement suffisant pour remettre en question l'ensemble du graphique...
Je ne vais pas énumérer toutes les incohérences que vous verrez de vous même, et notamment les creux et sommets qui sont mystérieusement passés sous silence, mais je vais quand même m'arrêter sur quelques exemples plus flagrants que les autres.
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A quoi correspond le sommet de 1964 ? Un sommet peut être identifié fin 1961, un autre éventuellement fin 1965, tandis qu'un creux apparaît nettement en 1962, mais rien en 1964.
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Pourquoi passer sous silence le sommet de 1968/1969 et le creux notable de 1970 qui a suivi ?
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Pourquoi retenir le sommet de 1983 (sans faire mention d'ailleurs du creux de 1982), alors que le marché doublera de 83 à 87 ? Si 87 marque un creux avec le krach d'octobre, cette année correspond également à mes yeux à un beau sommet... D'ailleurs, le creux de 87 n'est même pas revenu sous le soit-disant sommet de 83...
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Et que dire du creux de 95... bien faible et situé clairement au delà du sommet très discutable de 91 ?
Bref, il apparaît clairement que le graphique exposé dans l'article est pour le moins contestable, sans parler bien sûr de la superbe projection dans le futur, qui donnait le prochain point haut du marché en 2010, pour une phase de repli en 2011... Sans commentaires.
Mon objectif n'est bien entendu pas tellement de critiquer cette projection dans le futur et les prévisions effectuées. Il s'agit d'un travail extrêmement difficile, et qui a bien souvent plus de chances de se traduire par un échec. Mais cela vient quand même s'ajouter à une telle addition d'imprécisions (pour ne pas dire plus) que je ne pouvais pas ne pas le mentionner...
J'espère en fait surtout et simplement avoir réussi à vous mettre en garde contre tout ce que vous pouvez lire à droite et à gauche, dans la presse comme sur internet. Les articles peuvent être aussi bien argumentés que possible, à renfort de sources et démonstrations qui ne semblent pas souffrir de la moindre contestation possible, et pourtant... un minimum de vérifications et recoupements s'imposent!
A bon entendeur,