Le 10 mars dernier The Financial Times - la Bible des acteurs de la finance dans le monde - a publié une opinion de l'économiste alternatif Amartya Sen, prix Nobel 1998 et iconoclaste(1). Amartya Sen est indien et enseigne au Trinity College du Cambridge anglais et comme visiting professor à Harvard, États-Unis. Il a étudié les théories du choix des techniques et de la croissance, la théorie du bien-être et celle du choix collectif, mais il est surtout connu pour ses travaux sur le développement humain, la pauvreté et la famine. Son grand livre de 1999, ‘Le Développement Rend Libre’ (Development as Freedom), a été traduit de façon démagogique en français en 2003 par : ‘Un nouveau modèle économique – développement, justice, liberté’. Or il prône que la qualité de la vie n’est pas la richesse mais la liberté : une façon de voir qui ne semble pas vraiment française…
Amartya Sen a en effet assisté au colloque parisien de janvier dernier, intitulé pompeusement (à la française) « Nouveau monde, nouveau capitalisme ». Il s'agissait tout naturellement de refaire le monde. De répondre à la question de Lénine en son temps : ‘Que faire ?’ Le Président Nicolas Sarkozy que d’aucuns accusent d’être « libéral » a montré qu’il ne l’était en rien ! Il a prôné plutôt le volontarisme d’Etat sous la houlette du seul pays européen apte à conduire l’humanité vers le progrès (le sien). Proposition aux partenaires de l’Union qui a peu de chance d’aboutir – on s’en doute - et affichage pour le monde entier. La réponse faite en 1902 par le rigide révolutionnaire n'a pas été celle des économistes-chercheurs du présent - mais elle n'a vraiment pas satisfait Amartya Sen. « A-t-on vraiment besoin d'un nouveau capitalisme ? » s'interroge-t-il. N'avons pas plutôt besoin d'un « système économique non monolithique qui promeut une variété d'institutions créées de façon pragmatiques et de valeurs que nous pouvons défendre en raison ? » Est-ce qu'on va passer son temps à « chercher un 'nouveau monde' (...) qui ne prenne pas la forme d'un capitalisme ? » Voilà d’excellentes questions. Remplies de bon sens, elles ne sauraient être françaises, encore moins de la gauche française (dont Nicolas Sarkozy aime bien piétiner les idées). Elles visent l'action plutôt que la spéculation. Pourquoi les Français, économistes, enseignants et hauts fonctionnaires du colloque, qui se sont déclarés tellement horrifiés de la 'spéculation' financière, sacrifient-ils si volontiers à la spéculation intello ? N’y a-t-il pas pourtant un même danger de faillite ?
Amartya Sen dit dans son article préparer une réédition anniversaire de 'La Théorie des Sentiments Moraux' d'Adam Smith, l'inventeur du libéralisme économique (appelé improprement 'capitalisme'). Le libéralisme est une idéologie, le capitalisme une technique. Le second a émergé bien avant la première, comme le montre l'histoire sous la plume de Fernand Braudel. Le mouvement des Lumières, visant à la libération de tous les obscurantismes et de toutes les autorités autoproclamées, a touché l'économie après la croyance et l'expression, étendant aux échanges le libéralisme. Mais Amartya Sen rappelle qu'Adam Smith, s'il a théorisé la recherche individuelle du profit comme moteur de la prospérité générale, a aussi expliqué comment une économie ne pouvait fonctionner sans la confiance ni la sécurité mutuelle – qui n’ont absolument rien à voir avec le profit, ni avec l’égoïsme. C'est bien ce système global d'assurance qui a été détruit par les subprimes et par la recherche effrénée du gain personnel et de court terme. Au moment même où le système financier se complexifiait, les institutions habituelles de contrôle se sont relâchées - voilà ce qui causé la catastrophe.
Il s'agit donc pour Amartya Sen d'une utilisation immorale de l'outil capitalisme, pas d'une paille dans son métal comme le croient à la fois les intellos de gauche français et l’Unique Moi-même Président (en bref UMP) : Nicolas Sarkozy. Il les met donc dans le même sac, celui qui regarde le doigt et pas la lune, comme ceux dont l’arbre polémique cache la forêt économique.
L’article d’Amartya Sen se conclut ainsi : « Les difficultés économiques d'aujourd'hui n'appellent pas, dirais-je, de 'nouveau capitalisme', mais elles demandent surtout une compréhension des idées anciennes avec l'esprit ouvert, à propos des objectifs et des limites de l'économie de marché. Ce qui est exigé par-dessus tout est une appréciation claire de la façon dont les différentes institutions fonctionnent, de même qu'une compréhension de la façon dont une variété d'organisations - depuis le marché jusqu'aux organismes d'Etat - peuvent contribuer de concert à créer un monde économique plus tolérable ou plus modeste (decent). » Esprit ouvert, lucidité, action de concert – voilà ce qu’il faut.
Le message est clair et je l’avais modestement écrit en son temps : ne cherchez pas à changer le monde, c’est une façon habile mais stérile de se défiler en se gardant bonne conscience. Une vanité à la française. Changez d’abord vos propres façons de faire ! Regardez ce qui est et comment on peut agir ensemble pour le rendre meilleur. Ni plus ni moins.
(1) Je sais ! Alfred Nobel n'y connaissait rien en économie et était jaloux d'un mathématicien qui fit la cour à sa femme : ce pourquoi il n'a instauré de prix ni pour l'économie ni pour les mathématiques. Le prix réel a pour nom « Sveriges Riksbanks pris i ekonomisk vetenskap till Alfred Nobels minne ». Il est donc de convention courante de parler de "prix Nobel" pour l'économie, même s'il est délivré par la Banque de Suède. Aussi les cuistres, qui se déchaînent habituellement sur le sujet, voudrons bien cette fois s'abstenir.
Argoul est rédacteur du blog mondain Fugues & fougue