Le soleil fait sourire tous les gens que je croise, de l’épicier proche de chez moi jusqu’à mes collègues sans oublier Monsieur Passager Bis. Je n’ai jamais conversé avec Monsieur Passager Bis : il me fait simplement un signe de tête dans le bus tous les matins depuis plus d’un an. Samedi, j’ai machinalement remué les lèvres pour esquisser “bonjour” en le reconnaissant dans une rue, il m’a répondu sans émettre le moindre son non plus. C’est amusant : pourrions-nous nous échanger durant des années des petits signes de tête discrets sans jamais entendre nos voix malgré une connaissance parfaite de nos visages ? Si je lui demandais simplement “ça va ?”, est-ce que ces deux mots suffiraient pour lier connaissance ? Au fait, pourquoi voudrais-je lier connaissance avec lui ? Et pourquoi pas ?
Ensuite le marchand me dit “ce soleil ça fait du bien, on revit”, j’approuve sans réfléchir. Je ne profite de ce beau temps que pour rejoindre le bus, à l’aller et au retour, le temps d’une cigarette de temps en temps aussi. Je me déplace à travers les pâquerettes que j’effeuillais autrefois (les marguerites ne croisent jamais mon chemin) ; je veille à ne pas marcher sur les coccinelles ; je me réchauffe les paupières sous les rayons ; je me rappelle de mes après-midi dans l’herbe ou sur une terrasse avec lui à enchaîner des pintes au printemps dernier ; du jour où nous avons fait l’amour dans un parc aussi, donc j’ai sans doute l’air nostalgique parfois, c’est à peu près tout.
Le reste du temps, je circule dans un sous-sol dont la poussière noircit mes mains et mes poumons. J’essaie de réorganiser la bibliothèque artisanale créée par Mon Petit Vieux Préféré en sachant que je n’y arriverai jamais. Parfois, un égaré entre… Tantôt il s’exclame : “vous êtes quand même spéciale hein ! Passer des journées entières seule dans un souterrain…” ; tantôt il s’écrie “c’est la caverne d’Ali Baba ! Si je travaillais ici, j’installerais un sac de couchage pour tout lire jour et nuit”. Au premier j’avoue avec un sentiment de culpabilité indéfinissable : “j’aime la solitude et les recoins obscurs” ; au second je réponds tristement : “même en dépassant le record du monde de l’espérance de vie humaine, il serait impossible de connaître l’intégralité de cette caverne”.
Tout à l’heure, j’imaginais que Le Petit Prince me rendait visite… Il serait étonné : “elle est bizarre votre planète, elle est sale et elle sent le moisi. Qu’est-ce que vous faîtes ici ?” Je lui expliquerais : “je classe des livres que personne ne lit, regarde il y en a encore plein dont les pages sont collées depuis un siècle”. Il rétorquerait “mais à quoi ça sert si personne ne les lit ?” J’essaierais sans doute de changer de sujet, en lui montrant les rayons, les caractères étranges des vieux ouvrages, les souvenirs enfermés entre les pages mais, comme Le Petit Prince ne renonce jamais à une question, il insisterait : “à quoi ça sert si personne ne les lit ?” Et là, je me sentirais un peu triste. Je prétendrais peut-être “je les mets à disposition au cas où quelqu’un les lirait, quelqu’un qui se sentirait malheureux sans eux”, mais je n’y croirais pas vraiment, parce qu’en réalité je ne sais pas à quoi je sers ici, ailleurs non plus alors où irais-je ?
Mon Amoureux me dit : “c’est sûr qu’à côté de tes boulots précédents, celui-ci est génial mais tu pourrais avoir mieux”. Cet éditeur prétend “vous avez réellement du talent, lancez-vous à la fin !” Cet écrivain a “la sensation que quelque chose se dégage de tes notes, la fameuse harmonique (une note qui sonne qui n’est pas jouée, qui sonne “au dessus” de l’accord)”. Cet ami m’écrit “tu brûles ta vie par les deux bouts, voire les quatre”. Et moi et moi et moi… Je souris, je rougis, je souffle la fumée de ma cigarette dans ma bière, et renonce sans tristesse ou à peine, en répondant poliment : un jour peut-être j’avancerai, en attendant mon sur-place n’est pas inconfortable, ce n’est pas comme si j’avais la certitude de pouvoir progresser…
De toute façon, ma mère avait raison de me dire “il y a un âge où chacun découvre ses limites”. D’autant que la semaine derrière, dans mon souterrain, j’ai croisé un écrivaillon, un vieil homme qui écrit des poèmes et des récits depuis vingt ans mais qu’aucun éditeur ne veut publier. Aigri, il m’a expliqué : “mes poèmes sont comme des pommes de terre, il faut les éplucher et les faire cuire avant de les déguster, or de nos jours les éditeurs veulent des plats surgelés à réchauffer au micro-ondes”. Ce n’était pas tout à fait vrai, d’ailleurs derrière les plis de son visage et à l’intérieur de ses yeux pâles, je savais qu’il n’y croyait pas réellement, mais je me suis vue à sa place que je n’ai pas enviée. Ensuite, il m’a lu ses textes, sa voix éraillée résonnait dans la bibliothèque ; j’étais gênée, fuyant son regard plein d’espoir pour rester neutre.
J’envisage mon séjour à Dublin dans trois jours avec un mélange d’euphorie et d’inquiétude : dis, tu crois que nos corps et nos pensées se rejoindront après deux mois d’absence ? Dis, et si je ne ressentais plus rien en te voyant ? Je ne lui confie pas mes doutes en réalité, je débats avec moi-même, c’est-à-dire avec l’interlocutrice la plus contrariante que je connaisse. J’écoute “I am strong” de Polly Scattergood* en boucle dans les transports en commun en m’arrêtant systématiquement sur le même vers : “I feel a witch upon my back She stole my soul I want it back”, sans comprendre pourquoi. J’envisage de photographier les triangles ou les ronds dans les nuages, fixe le sol sans ciller pendant plusieurs heures, danse beaucoup longtemps après le jour ou juste avant l’aurore, diagnostique un cancer de ma gorge irritée, râpeuse, ou de ma poitrine à la douleur lancinante quand j’expire de la fumée, mais dans le fond tout m’indiffère ; au fond je m’indiffère…
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