JEAN-PIERRE SERGENT
INSOLATION ET AUTRES PUISSANCES SYMBOLIQUES
SERGENT (le film)
SERGENT / ©JL GANTNER 2009
« Je préfère Pollock… Les indiens d’Amérique et Jackson Pollock ». Sa façon qu’il eut de « peindre » à plat sur le sol (ses drippings) et sa fascination pour les arts amérindiens. Je crois que la conversation s’est installée comme ça, à propos des traces laissées sur le sable par les indiens navajos, et des civilisations aztèques ou mayas. Jean-pierre rentrait d’un voyage à New-York. C’était l’automne et il me racontait la lumière du soir sur Hudson river, toute l’énergie qui se dégageait derrière les briques du quartier des galeries entre la 28e et la 29e rue à l’aplomb de l’Empire State Building. L’artiste avait eu un studio à Chelsea pendant des années. Une grande partie de sa production provient de cette « époque américaine ». Mayan Diary, un travail de sérigraphie sur plexiglass. De la matière plastique pour communier avec la nature et les lumières d’outre-tombe. C’est Léo Castelli qui lui donne ses premiers tuyaux. Le galeriste est le découvreur de Robert Rauschenberg, de Twombly, de Jasper Johns… Castelli, le plus grand marchand d’art du monde, un des principaux initiateurs de l’expressionnisme abstrait américain, le promoteur du pop art (Warhol, Lichtenchtein, Judd ou Rosenquist…) « Il m’a appris le métier d’artiste. C’est-à-dire la manière de se vendre, d’être dans le business pour continuer de créer sans être obligé de crever de faim. Tout le contraire de ce qu’on m’avait appris en France ». Jean-Pierre me parlait de ce moment où après être sorti de l’école des Beaux-arts, les chevaux lui avaient d’abord permis de vivre en attendant de vendre ses premiers tableaux (un élevage de chevaux… américains dans le Haut-Doubs).
« Je suis parti à Toronto pour me rapprocher d’une galerie. La première à m’avoir vraiment aidé ». Le Canada… et puis New-York. Des expositions à Harlem, à Manhattan... Pour le reste, je n’en sais rien ou autant dire, pas grand-chose. C’est-à-dire aussi que je ne suis pas homme à fouiner dans le curriculum des gens que je rencontre pour la première fois. New-York, Manhattan, Castelli, Rauschenberg, Andy Warhol… J’avais déjà pas mal à faire avec le décor. On parlait avec un mur de feu érigé derrière nous. Une fresque de facture « mexicaine »… ou pour être tout à fait précis, une réunion de forces cosmiques dirigées par Wak-Chan-Ahaw, le dieu maya du maïs. L’installation d’une vingtaine d’œuvres sérielles aux couleurs d’une large gamme de sirop (pardonnez ma digression). Une confiserie « spirituelle » dressée comme un totem moderne sur l’hôtel de quelques mondes anciens. L’homme, l’éleveur de chevaux à ses débuts, avait commencé par l’abstraction pour s’en défaire complètement face à la puissance du soleil et à l’esthétique de la pluie. Car voilà, la peinture de Sergent ne raconte rien au sens d’un tableau occidental agonisant du XVIIIe siècle, mais amplifie plutôt une vitalité naturelle « surhumaine ». Tout le contraire d’un Manet par exemple (ce cri d’angoisse d’un homme abandonné des dieux, disait Malraux). Courbet plutôt. Oui, une « représentation » de Courbet plutôt qu’un « récit » de Manet. Disons pour aller au plus simple : tout sauf de la fiction. Ou pour finir sur ce thème de la facture… et pour revenir un instant sur Pollock… Pas une manière, un style, pour proposer une image de la nature, mais la nature elle-même.
À dire vrai, le travail de Sergent a plus à voir avec cette matière d’un Giotto, les fabricants d’apparitions du quattrocento. Ceux-là mêmes qui transigeaient avec les transparences du ciel par le truchement de vieilles vérités antiques restaurées. Car voilà que nous y sommes enfin. Sergent… le chaman. Un initié à la démiurgie « primitive », aux obsessions des sociétés archaïques. Son œuvre fait appel à ces forces oubliées du mandala, de l’axis mundi et des mondes souterrains, cette vibration du cosmos tout entier… Des strates fécondes, qui s’interpénètrent comme des sexes à l’heure de la transfiguration. Chaque typon insolé, chaque couche de couleur tirée l’une par-dessus l’autre sur le papier ou la plaque de verre synthétique… élabore un élément alchimique, indivisible de la conjonction finale. Et je n’aurai encore rien dit sur le point des mille variations atomiques de ces images hallucinantes (ces hallucinations), leurs pouvoirs brillants ; sans avoir évoqué la trajectoire, nette, qui s’impose d’emblée entre l’art pornographique occidental et les tribulations du panthéon inuit, sibérien, japonais ou précolombien. Des variations harmoniques autour de l'instrument amoureux, et permettez-moi alors de convoquer le verrou de Fragonard ou cette Origine du monde de Gustave Courbet à la table des métamorphoses. Chez sergent, les corps de femmes sont plombés d’idoles chamaniques jubilatoires. Une représentation sexuée du monde sensible qui nous relie les uns aux autres par le biais d’une sorte de pureté des sens originelle. Un monde « d’avant l’architecture ». L’œuvre est une forme d’archéologie des forces invisibles, une accumulation d’instincts sur le mode d’un raisonnement sacré. De la peinture comme de l’énergie pure ; une pulsion sensuelle, oui, sexuelle… pour aller jusqu’au bout de l’affaire. « Un jaillissement de la libido » proclame Sergent. Oui, pour être tout à fait clair « seul le corps a raison ».
Prenez cette muse au ton dominant rose clair Mayan Diary #12 par exemple… La jeune femme est attachée, menottée selon le rite japonais du Kinbaku/Shibari. L’image est vue d’en haut et percée de phylactères masqués, illisibles dans leur totalité… une offrande peut-être, ou un sacrifice sous une couche d’aigles légendaires dessinés comme des calices ailés, des rôdeurs célestes (comprenez ici l’objet comme l’expression la plus répandue qui s’y rattache : ce calice à boire jusqu’à la lie… et rajoutez ce thème de la souffrance et de l’humiliation comme un code source applicable à l’ensemble. (Nous avons beaucoup parlé à propos de ce point précis d’une expérience de la douleur et de l’idée d’une pratique sexuelle « humiliante » imposée au corps. Jean-Pierre n’était pas forcément d’accord avec cette première traduction sans pour autant m’imposer de changer de point de vue sur son œuvre. « Cet instant magique où la souffrance ultime se transforme en Océan de plaisir » écrit l’artiste à new York en 2002. Finalement, nous nous sommes arrêtés sur une interprétation commune d’un regard occidental asphyxié par toute une machinerie profane, hermétique de la vision. Point de calice aérien alors, comme j’avais cru le voir rapidement, mais « un hôtel de flammes sacrées » explique Sergent. La braise ardente insinuée entre les cuisses d’un corps de femme supplicié selon son propre souhait. Le feu rituel d’une église archaïque suspendu à des cordes d’amour. Un four des forges féminines, et la combustion de son enveloppe grossière ; le moteur d’une régénération périodique. Un feu fécondant et purificateur superposé à l’acte d’extase physique le plus déroutant. Voilà plus sérieusement ce qu’il faudrait voir sur les Bondages de sergent et je n’étais plus sûr de rien !) Mon interlocuteur me fit remarquer que je ne voyais qu’avec mes yeux, et je mesurais l’effort considérable qu’il me faudrait alors faire pour gagner les hauteurs considérables du brasier sans me défaire complètement de mes a priori.
Il restait à terminer le voyage initiatique avec cette Mayan Diary #12... Oui, terminer le voyage par le commencement ; par la première couche de pigments visibles si vous préférez. Remarquez alors une mire quasi militaire. Des pointeurs industriels répartis sur le corps de cette Vénus, finalement plus sûre d’elle-même que je ne le pensais. Le verre dépoli d’un appareil d’architecte, un géoplan, le viseur d'une caméra reflex. Un dispositif de croix ajustées comme pour indiquer les quatre directions et leur centre. Le crux latin (celui du tourmenteur), les croix de Krishna, celles des incas taillées dans les éclats du jaspe. La croix… omnisciente, universelle. L’ensemble, l’œuvre ainsi « réunie »… est à raisonner comme un lieu de méditation, une caverne sacrée, mais entièrement ouverte sur le monde moderne.
L’extase ou la mort ? Telle peut être la question posée par l’œuvre monumentale de Sergent ; ou bien comprenez la conjugaison des deux, dans une forme d’équilibre des masses passagères… là se cache peut-être la matrice de l’ancien calendrier maya. Une peur du vide ancestrale et la couleur de la terre pour se raccrocher aux astres. Une véritable insolation.
JL GANTNER
REMERCIEMENTS
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