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Pouvait-on rêver plus belle introduction ? Un discours musical sur les nécessités d’être sous speed en plein studio, discours porté par les subtils entrelacs de Butch Senneville qui viennent se nouer de façon quasi sexuelle à la voix débraillée de Simon Stokes, disciple du Captain Beefheart. Ça s’appelle Big City Blues et débute en 2 minutes et cinquante et une secondes l’unique et vrombissant album de Simon Stokes and The Nighthawks. Enregistré à Hollywood en 1970 par le gentil Michael Lloyd qui figura parmi les mythiques West Coast Art Experimental Band et qui œuvra ensuite dans la sunshine pop orchestrée, ce disque est une bombe en comparaison de ses productions précédentes. Autant le dire, il venait de vivre en ce début de décennie, après le naufrage d’Altamont, un véritable dépucelage rock’n’rollesque. Après une courte ballade soul que n’aurait pas reniée Otis Redding (écoutez donc le solo, sublime, court et moelleux), notre gang balance comme ça, avec classe, un bon vieux rock qui pourrait largement figurer parmi la track list d’Exile On Main Street : ça s’appelle Jambalaya et ça n’as pas vraiment le goût d’un cocktail léger pour retraité de Floride. La suite est à l’avenant, sans fioritures, d’une lourdeur pleine, riche de guitares en fusion et d’éructations rougeoyantes (Southern Girl), ça sent les relents de bordels où les bikers devaient s’arrêter, à la recherche d’une rixe, ou tout simplement pour s’abîmer un peu. Dans un genre tout aussi vicieux, Voodoo Woman nous gratifie d’un orgue funky et de rythmiques sentant bon le soufre, comme dans ces endroits glauques de la Nouvelle-Orléans, à l’époque du carnaval, ce que recherchaient précisément les deux motards hippies de Easy Rider. Là encore, Butch Senneville nous régale de soli somptueux, fous, acérés comme les griffes d’un aigle de la nuit dessiné sur un cuir. Du côté de Rhodes Island Red, les vumètres continuent d’être dans le rouge, à vous en faire saigner les oreilles mes kids. À mesure que les plages se suivent, on fonce droit vers l’aventure sur les routes balayées par les vents et fendues par les orages électriques, il fait lourd, moite, Down In Mexico, longue descente de drogue et de moto avec cette amère sensation de bonheur, cette jouissance brève, cette envie de repartir sitôt que l’on s’est arrêté. Il y a du gras dans ce son-là, merci Michael Lloyd, tu n’es point si freluquet que cela et derrière ta coupe au bol de rigueur, je perçois un talent affûté, un regard vif qui cache cette question « mais quelle idée peut bien tourner en rond dans sa caboche de blanc bec-petit génie-grand manitou des manettes ? ». Comble de la classe absolue, l’album est dédié à Jack Kerouac. Je crois que c’est cela le rock, lorsque l’on convoque les esprits, invitant chaque musicien dans le studio à donner le meilleur de lui-même, à faire entrer l’œuvre en question dans l’histoire, la grande. Pour la légende urbaine, le producteur fou Kim Fowley disait de Simon Stokes qu’il était l’homme le plus dangereux d’Hollywood, confidence qui sans le savoir pose une pierre de plus sur l’édifice de l’imagerie rock. Toujours ce côté sulfureux qui convient si bien à la musique. Nous approchons de la fin, les 38 minutes ne se sont pas tout à fait écoulées et là, ô joie indicible, ô vibrante émotion qui étrangle le rock critique que je suis, le morceau final, le grand œuvre, la pièce de bravoure : Ride on Angel. Est-ce un ange de la mort que Simon Stokes veut enfourcher, ou une quelconque incarnation féminine du Désir, en tout cas, je suis pour ma part désarçonné par tant de fureur guitaristique. Ca commence comme un vieux garage rock puis les amplis emplissent l’espace, l’électricité donne de la voix et quelle voix. Le feu, le feu, mes frères, vient de se déclarer à l’Ouest, notre soliste incendiaire y est pour beaucoup. Bluesy à souhait, Senneville démontre une fois de plus l’étendue de son immense talent, son feeling est musicalement palpable, ses trémolos grattés, triturés, extirpés de ses cordes sont un nirvana de plaisir pour tout amateur de rock normalement constitué. Ô miracle, ô illumination ! Ah oui, dernier petit détail et qui a son importance. Aux arrangements, nous retrouvons Don Gallucci, organiste des Kingsmen et de Touch, et surtout producteur du fameux, mythique et éternel Fun House des Stooges. Les notes de la réédition racontent que ce dernier conseilla surtout au combo de hurler aussi souvent que possible. Que les petits marioles qui crurent un moment à une vague plaisanterie de ma part me faisant alors passer pour un découvreur de musique de chambre à moitié bozo, se taisent à jamais. Les murs de la chambre viennent d’exploser.
La semaine prochaine : David Peel & The Lower East Side