Episode 3 : Où il est démontré qu'être poursuivi par une sorcière scrofuleuse n'est pas de tout repos.
Le Masque à penser était heureux. Il était loin d'une certaine radasse, elle ne lui prenait plus la tête avec ses idioties magiques et matrimoniales et ça, c'était pain béni. Le plaisir de communiquer avec la nature en général, les plantes, les arbres et les animaux en particulier remplaçait haut la main ce qu'il est convenu d'appeler « le bonheur à deux ».
Un matin, alors que le Masque de Fer était allé faire sa petite promenade quotidienne et adressait à la mer un salut sous forme d'ode poétique, il vit tout à coup un éclair luire dans le ciel sans nuage, entendit un grondement qui pouvait passer pour celui du tonnerre et assista, les yeux exorbités par la surprise et la consternation, à l'atterrissage pour le moins fracassant de sa sorcière mal aimée. Cette dernière s'écrasa sur la plage engalettée de l'île Sainte Marguerite et cette chute pour le moins soudaine n'arrangea hélas pas un physique déjà assez peu attrayant.
Le Penseur Masqué fit un bond en arrière, poussa un hurlement de terreur et tomba à genoux, suppliant le Ciel de lui épargner cette nouvelle épreuve. Car comble du comble, l'Atroce Gudule n'était pas seule ; la paire de chaussettes sale glissée dans sa poche par Multimédia (1) avait repris forme humaine et le Servile Séide se dressait péniblement sur ses pieds, surpris de se trouver à un endroit où il n'avait jamais eu l'idée de se rendre auparavant. Naturellement, Gudule couinait. Et elle couinait d'autant plus fort qu'elle avait eu la malchance de s'aplatir sur le seul tas d'ordures de l'île, entreposées là par le Masque de Fer qui avait pour habitude de les brûler une fois par semaine. Aussi les déchets lui firent-ils un masque de beauté un peu spécial, pas très seyant, et en tout cas absolument pas efficace. Si même l'idée suicidaire de l'épouser avait traversé l'esprit du Penseur Masqué, elle aurait été repoussée immédiatement par la vision du tas de boue qui leva vers lui ce qu'on nomme un « visage ». Il poussa un hurlement d'horreur, se releva et partit en courant en direction de sa grotte, bien décidé à s'y barricader jusqu'à la fin du monde. « Dépêche-toi de le suivre, Servile Séide, grosse larve asthmatique », ordonna Gudule mais comme elle avait la bouche pleine de choses diverses et qu'elle articulait très mal, le Servile Séide se contenta de la regarder stupidement et ne fit rien. Inertie qui provoqua la colère de la sorcière, laquelle se mit à bombarder son malheureux esclave de galets en le traitant -entre autres- de gros inutile poussif.
Le Masque de Fer s'était réfugié dans sa grotte après avoir fermé les portails de fer, baissé la herse et activé le fossé de flammes. Retranché dans sa cuisine, il avait ouvert une bouteille de bière et se remettait de ses émotions en dégustant un de ses breuvages favoris. Il estimait être à l'abri des tentatives de Gudule et se demandait comment il allait faire pour la réexpédier d'où elle était venue ; d'ailleurs, que s'était-il passé ? Comment avait-elle pu retrouver sa trace ? Qui l'avait envoyée à Sainte Marguerite ? L'idée d'une conspiration montée contre lui traversa un instant son cerveau, mais il la repoussa immédiatement. Qui pouvait bien connaître son existence ? Personne. Pour tout le monde, il était mort depuis fort longtemps. Alors qu'il réfléchissait à tout cela, Gudule, après avoir flanqué une gifle au Servile Séide histoire de lui apprendre à être un peu plus vif et compétent, avait commencé à explorer l'île, essayant de se servir de son nez comme d'un radar. Elle avait eu la bonne idée de se laver la figure avec l'eau de mer et cela la rendait non pas plus présentable, mais un peu moins abominable à regarder. (Et encore, tout dépend du degré d'abomination qu'un être humain est capable de supporter.)
Pendant ce temps, l'armée de nos héros continuait vaille que vaille son chemin. (2) Cela faisait déjà trois jours qu'ils étaient partis et ils chevauchaient sans peur et sans retenue, mais avec une certaine fatigue, vers l'île Sainte Marguerite. Marsupilania avait refusé que l'on s'arrêtât ne serait-ce qu'une minute pour manger ou se reposer. Multimédia avait acquiescé sans protester : plus vite ils seraient arrivés, plus vite ils seraient repartis. Elle s'était en effet souvenue que la garantie de son écran d'ordinateur décédé expirait dans peu de temps et qu'il fallait abso-lu-ment qu'elle retrouve ce vendeur incompétent et lui fasse rendre gorge. Myxomatose avait bien essayé de se rebeller, arguant qu'il lui était impossible de chevaucher ainsi, à cette allure, sans se mettre un peu de nourriture dans le ventre. « Et encore, nous, passe ! avait-il affirmé, toujours faux cul. Mais les chevaux ? Ils ne tiendront jamais le coup sans réapprovisionnement. » « Les chevaux mangeront, avait décrété Marsupilania. Toi, non ! Aussi bien, cela te fera maigrir, tu as tendance à prendre du ventre. » « C'est pas juste ! » avait pleurniché Myxomatose mais le Prince Logarithme lui avait démontré qu'un petit jeûne lui ferait le plus grand bien et lui redonnerait sa plastique d'antan ; affirmation qui avait suffi à satisfaire (pas longtemps) le Chevalier Masqué. Quant à Monogramme, qui avait de nouveau endossé -sans grand plaisir- son rôle de Princesse de conte de fée, elle se moquait bien de manger ou non et n'avait d'inquiétude que pour sa coiffure, « de plus en plus banlieusarde », et ça, c'était inconcevable pour une Princesse. « De toutes façons, affirma Marsupilania afin de redonner un peu de moral à ses troupes, j'ai décidé que je finirai cette aventure sous forme de squelette et personne, vous entendez, personne, ne viendra se mettre en travers de mon pèlerinage vers le Saint Amaigrissement. »
Ne pas manger, c'était déjà dur. Mais ne pas dormir, c'était vraiment très aléatoire. Marsupilania, pas folle, avait résolu le problème en refilant les rênes à Multimédia et s'était endormie illico sur Uno, laissant La Stressée encore plus stressée que d'habitude conduire seule une monture qui n'en faisait qu'à sa tête. Quant à Myxomatose, il affirmait que tout allait très bien mais se laissait de plus en plus souvent aller à une douce somnolence. Et ce qui devait arriver arriva. Il s'endormit et Cencisse fit n'importe quoi, une embardée quelconque et nos trois cavaliers se retrouvèrent les quatre fers en l'air avant même d'avoir compris ce qui leur était arrivé.
(Quel stupide accident ! Y a-t-il des blessés ? Vont-ils pouvoir repartir ? Et le Masque à penser va-t-il pouvoir échapper à Gudule ? Ses protections sont-elles suffisantes ? On arrête les questions parce que là, il y en a trop. Suite au prochain numéro. )
(1) Voir Marsupilania la Vaillante
(2) Voir Logarithme et Monogramme