J’ai déjà chroniqué certains ouvrages sur la musique (plus spécifiquement le rock) et le très bon travail des éditions Allia à ce sujet, mais Musique, une très brève introduction me permet d’enfoncer le clou. Ecrit en 1998 par le musicologue anglais Nicholas Cook, il a été traduit chez nous en 2006. Son principal intérêt est de traiter un sujet d’une monstrueuse ampleur en 150 pages, une gageure d’un certain côté, une jolie réussite de l’autre.
Cook parle de la musique en général, sans établir de frontières et de barrières entre les genres, les civilisations, mais en nous faisant prendre conscience que ces frontières et barrières existent malgré tout socialement et culturellement, de façon plus ou moins inconsciente. Il aborde cette problématique au travers de l’idée "d’authenticité". Il nous montre ainsi que la musique rock repose entièrement sur cette idée : c’est pour cela que les reprises sont généralement mal vues, sauf lorsqu’elles réinventent la chanson originale ; c’est également pour cela que les groupes formatés type Spice Girls sont honnis ; c’est enfin pour cela que les concepts de liberté et de subversion lui sont si étroitement liés.
Mais en déroulant ce concept, Nicholas Cook va plus loin : il montre que cette idée d’authenticité va de pair avec le statut de l’auteur/créateur de musique, au sommet de la hiérarchie. Or qui dit hiérarchie dit système de valeurs : "[ce système de valeurs] fait passer l’innovation avant la tradition, la création avant la reproduction, l’expression personnelle avant le marché."
Cook met alors en relief la taxinomie composer/interpréter/critiquer, qui n’est autre qu’une séquence à la fois chronologique et hiérarchique. Il fait remonter ce système de valeurs à l’époque de Beethoven. Pour la première fois, l’autorité du compositeur est telle qu’elle le sacralise, tout en faisant de l’interprète un simple subalterne. Parallèlement l’éducation musicale se forge (écoles, universités, conservatoires), véhiculée par l’autorité du professeur de musique – ce qui a pour corollaire de placer au bout de la chaîne, au dernier stade la hiérarchie, l’auditeur lambda. S’impose alors l’idée de "canon" et de musique "classique".
Toujours en s’appuyant sur la notion d’authenticité, Cook tord aussi le cou à quelques idées reçues. En 1815, un journal publia une lettre de Mozart qui n’avait jamais été mise à jour : le compositeur y insistait sur le fait que l’œuvre toute entière existait déjà dans son cerveau avant même qu’il ne la couche sur partition. Plus tard, le vieux compositeur Schlösser publia le récit de sa rencontre avec Beethoven : il évoque en des termes quasi identiques le processus créatif du maître, insistant sur le fait qu’il porte en lui ses idées longtemps avant de les écrire, sachant exactement ce qu’il veut, un peu comme Athéna sortant déjà cuirassée de la tête de Zeus.
Bref le génie serait tout entier porté dans la tête, le travail de notation n’étant que subalterne. Or les carnets de Beethoven, qui ont été retrouvés, tordent le cou à cette version des faits : il façonnait sa musique, notait des idées qu’il reprenait ensuite, voire modifiait, il faisait donc des allers-retours en ajoutant ou biffant.
Conclusion : la lettre de Mozart dans le magazine est très probablement une invention du journaliste, et le témoignage de Schlösser s’appuyant consciemment ou inconsciemment sur cette référence est également biaisé. Ainsi, nous dit Cook, cette conception de la musique nous en dit bien plus sur l’époque romantique que sur Mozart et Beethoven eux-mêmes.
Tout aussi intéressant, Cook nous parle de l’école dite de "l’interprétation historique". Là encore, il s’agit d’un mouvement complètement relié à l’idée "d’authenticité". Par exemple, selon ses tenants, le fait de jouer Bach au piano est une interprétation purement non authentique, par opposition à l’interprétation "historique". Pourtant, relève l’auteur, les choses ne sont pas si simples : en effet les documents d’époque, surtout anciens (notations, transcriptions, etc.), ne sont parfois que fragmentaires, en outre le solfège et le rythme ne permettent pas une approche absolument scientifique de la partition, ne serait-ce que parce qu’il est absolument impossible de savoir comment "sonnait" la musique au Moyen-Age ou même au début du XXe siècle (avant que les enregistrements ne fassent leur apparition). Aussi l’idée d’une interprétation "fidèle" à "l’original" n’a pas forcément de sens. L’interprétation "historique" révèle tout autant sur l’époque dans laquelle elle s’inscrit, que sur la musique qu’elle prétend étudier et interpréter.
Composition et réception fonctionnent donc en contrepoint. C’est l’une des conclusions de ce livre qui ne bascule pas pour autant dans le pessimisme culturel mais se contente de jeter un regard critique, distancié et bienveillant sur la musique. Cook termine d’ailleurs sur la fameuse histoire du joueur de flûte de Hamelin, une parabole sur le pouvoir envoûtant (et parfois dangereux) de la musique si l’auditeur n’est pas en mesure de l'apprécier (de l’entendre et de la lire) sans recul.