Comme pour la viticulture à laquelle j’ai consacré mon article de mardi dernier, à partir du fragment
de bas-relief E 14712, exposé au-dessus à gauche, dans la vitrine 9 du Département des Antiquités égyptiennes devant laquelle aujourd’hui nous nous
retrouvons vous et moi, ami lecteur, la fabrication d’onguents et de parfums, pourtant attestée elle-aussi essentiellement dans les tombes de l’Ancien Empire, notamment celle de Kagemni, à
Saqqarah, ou par les recettes relevées dans l’un ou l’autre temple ptolémaïque, reste de nos jours encore relativement peu connue des égyptologues, faute évidemment de textes précis pour nous
l’expliquer.
C’est néanmoins les prémices de ce travail de longue haleine que nous propose le deuxième monument de cette même vitrine, E 11377, sur lequel nous allons nous attarder deux mardis consécutivement.
Autrefois peint, ce linteau de calcaire d’environ 120 centimètres de long et 35 de hauteur, date lui aussi de la XXVIème
dynastie, dite saïte. Il fut mis au jour dans la tombe d’un certain Païrkep, surnommé Psamétikmerneith et acquis pour le Louvre par Georges Bénédite, Conservateur-adjoint de ce département entre
1887 et 1904, celui-là même qui, souvenez-vous, négocia l’arrivée dans cette salle 4, au début du précédent siècle, de la chapelle du mastaba d’Akhethetep que nous avons visitée à partir du 30 septembre 2008.
Il évoque à la fois, dans un premier temps, la récolte et le pressurage des fleurs : trois jeunes femmes en effet arrachent à la main
des lis blancs haut perchés sur leurs tiges, qu’elles déposent dans un panier tenu de la main gauche. Moulées elles aussi dans des robes de lin fin extrêmement transparentes, tout comme
leurs consoeurs qui, la semaine dernière, détachaient les grappes de raisin, la poitrine bellement offerte à nos regards, elles portent une perruque courte, dégageant les oreilles, qu’au niveau
du front, elles ont ornée, signe emblématique de leur travail, d’une fleur de lis.
M’est-il vraiment besoin de préciser que le signe hiéroglyphique gravé au-dessus de leur tête respective fait partie d’un ensemble se lisant
de gauche à droite : "fdk" qui signifie, notamment, "couper" ?
J’ajouterai pour être complet que cette scène de cueillette de fleurs fut, pour des raisons que l'on ignore, très rarement représentée
dans le répertoire iconographique égyptien.
La quatrième personne, un couffin déjà bien rempli maintenu de la main droite sur la tête, une fleur dans la gauche, quitte la plantation et
se dirige vers le pressoir où deux autres jeunes femmes se faisant face, à l’aide d’un bâton autour duquel s’enroulent les extrémités d’un linge dans lequel manifestement des fleurs ont été
déposées, tordent vigoureusement l’ensemble de manière à en extraire un premier liquide dont on voit le flot généreusement s’écouler dans une jarre pansue, assez haute, munie d’anses et posée sur
un support à pieds, probablement en bois.
Là aussi, deux hiéroglyphes en léger relief entre les bâtons, définissent l’action : "tordre, presser" ...
Si je me réfère aux écrits du naturaliste et écrivain
latin Pline l'Ancien, ce parfum, que l'on appelait "lirinon", s'élaborait à partir de fleurs de lis, d'huile et de vin parfumés, de roseau aromatique, de cannelle, de myrrhe, de
cardamome et d'eau. Tous ces composants étaient mélangés par des maîtres artisans parfumeurs qui s'enduisaient préalablement les mains avec du miel.
Après vingt-quatre heures de macération, ils exprimaient à nouveau un jus par pressage, comme ci-dessus, puis procédaient à un deuxième ajout de cardamome broyée et
d'huile aromatisée. Repos; pressurage, décantation, et ainsi de suite, à plusieurs reprises.
En fin de parcours, dans le parfum obtenu, ils remettaient un peu de cannelle, de myrrhe et de safran dans le but d'affirmer et son odeur et sa coloration
définitives.
Produits éminemment riches et précieux, les parfums, les huiles odoriférantes, les onguents, mais aussi les graisses qui entraient dans leur
composition, semblent avoir aussi relevé, autre parallélisme avec le vin, d’un monopole d’Etat, Pharaon ayant le contrôle souverain sur la fabrication de l’un et de l’autre.
Dès l’Ancien Empire d’ailleurs, dans les officines dépendant des temples, ce travail bénéficiait déjà d’un personnel attitré. Ainsi
avons-nous conservé traces de titres "honorifiques" tels que : Directeur des Plantations, Directeur des Champs de Thèbes, Inspecteur des Jardins du Palais,
Supérieur des Cultivateurs des Fleurs de Lotus du Domaine d’Amon (= Temple de Karnak), Chef-parfumeur du Domaine d’Amon, ou autre Inspecteur des Huiles des Ornements du
Roi ...
Les uns supervisaient les cultures, semaient et entretenaient les champs de fleurs, car dans les zones agricoles qui dépendaient de ces domaines religieux, certaines
parcelles étaient réservées aux végétaux nécessaires à l'élaboration des parfums. D’autres, comme par exemple les fleuristes, préparaient les bouquets destinés aux tables d’offrandes et aux
autels des temples que les prêtres garnissaient sans réserve. Sans oublier tous ceux qui étaient préposés à la comptabilité des jarres contenant les différents produits.
Sur toutes les étendues d’eau stagnantes du pays, des marécages du lac Fayoum au Delta, ainsi que sur certaines rives plus calmes du Nil et de ses canaux, les nymphéacées que la langue poétique du Nouvel Empire nomma "La Belle" ("na-nefer", ce qui a donné "nénuphar", en français) s’étalaient harmonieusement offrant à la lumière du jour des pétales tantôt blancs, tantôt bleus, qui se refermaient à la nuit tombée.
Dans la symbolique égyptienne, c’est de la fleur de lotus que serait sorti le soleil au premier matin du monde; et qui, depuis, ne cesse de renaître chaque jour. Elle
constitue donc un évident symbole de régénération.
Cette particularité, très vite remarquée par les Egyptiens, donna naissance à une série de considérations cosmogoniques qu’ils traduisirent
dans la statuaire par exemple en représentant la tête d’un pharaon émergeant du lotus primordial, comme ici, exposée au Musée du Caire, celle du jeune Toutankhamon.
J’aimerais, ici et maintenant, ouvrir une parenthèse d’ordre sémantique pour signaler un débat qui alimente depuis des lustres les
conversations des égyptologues, et plus spécifiquement les plus philologues d’entre eux : il s’agit de la traduction à donner au terme égyptien "sechen" (devenu "chouchan" en hébreu, à l’origine
du prénom "Suzanne", en fançais). D’aucuns traduisent par "lotus" quand d’autres préfèrent "lis" (ou "lys").
Cette confusion provient originairement de la langue grecque, et plus spécifiquement d’Hérodote qui, quand il vit cette plante en Egypte
pour la première fois, la compara à la fleur de lis qu’il connaissait bien :
... pousse dans l’eau, en grande abondance, une espèce de lis que les Egyptiens appellent lotus.
Quoiqu’il en soit de la philologie, les botanistes nous apprennent aujourd’hui que la confusion entre les deux plantes n’est plus de mise
puisqu’il suffit d’être attentif au fait que le lotus bleu présente des pétales allongés, effilés et pointus, et que sa fragrance est synonyme de parfum doux et suave; tandis que le lotus blanc
se caractérise par des pétales arrondis, et que sa senteur se révèle relativement médiocre.
Quant au lis blanc, il semblerait que l’égyptologue française Christiane Desroches Noblecourt (1914 -) ait définitivement démontré qu’il
n’était en rien une nymphéacée, mais plutôt une fleur de bananier sauvage provenant d’Ethiopie, et que charrient les eaux du Nil avant d’arriver sur le territoire égyptien proprement dit au
moment de la crue, à la mi-juillet.
Et quoi qu’il en soit maintenant de la philologie et de la botanique, la symbolique égyptienne seule ici m’intéressera pour attirer votre
attention sur le fait que le lotus fut assimilé à la renaissance osirienne de tout défunt; que le lis (ou lys) devint l’emblème du Sud, c’est-à-dire de la Haute-Egypte et que le papyrus, dans
cette même optique, figura la plante héraldique du Nord, c’est-à-dire de la Basse-Egypte.
Et enfin de vous rappeler ce que déjà j’écrivais le mardi 3 mars dernier : à savoir que ces deux
dernières plantes, associées, liées entre elles, forment le "Séma-Taouy" figurant la réunion des "Deux Terres", c'est-à-dre l’union de la Haute et de la Basse-Egypte, abondamment
représentée sur les côtés des sièges pharaoniques.
Le bas-relief sur lequel nous nous sommes quelque peu attardés aujourd'hui permettant de longues digressions, je vous propose à présent,
afin de ne pas alourdir le présent article, de nous retrouver ici même mardi prochain aux fins d'en connaître un peu plus sur les parfums, les onguents et leur utilisation dans la
civilisation égyptienne antique.
(Baum : 2003, 71-82; Cauville : 1984, 26-7; Defossez : 1992, 85-9; Desroches Noblecourt : 2003,
27-42; Plutarque : 1924, 164 et 231 sqq.; Shimy : 1998,
201-37).
Le hasard a voulu que, publiant les articles plus
spécifiquement consacrés à notre visite virtuelle du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre le mardi - nous y sommes plus à notre aise ce jour-là dans la mesure où il est
officiellement fermé aux touristes -, celui d’aujourd’hui traitât des parfums et de la connotation particulière qui est la leur dans l’optique de la régénération, juste avant une date qui m’est
chère : en effet, demain 18 mars, il y aura exactement un an que grâce au coup de pouce de Louvre-passion, j’ai osé "sauter le pas" pour entrer
dans la blogosphère.
Puisse le premier de ces deux billets se rapportant aux parfums, à la veille de cette date anniversaire, être gage de régénération
permanente de mes facultés intellectuelles de manière que, longtemps encore, nous ayons le plaisir, vous et moi ami lecteur, de déambuler parmi les trésors égyptiens du Louvre. Et que l’article
de mardi dernier consacré au premier bas-relief de la vitrine 9 m’inspire pour lever mon verre à votre santé, vous sans qui je ne bénéficierais vraisemblablement pas autant d'engouement
pour ainsi poursuivre l’aventure ...