16 mars 1955/Mort de Nicolas de Staël

Publié le 16 mars 2009 par Angèle Paoli

Éphéméride culturelle à rebours
   Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël se suicide en se jetant du haut de la terrasse de son atelier, sur les remparts d’Antibes.



Image, G.AdC


   Nicolas de Staël laisse inachevée l’immense toile du Concert, commencée quelques jours plus tôt. Le peintre s’inspire en effet de deux concerts récents, donnés au théâtre Marigny : Webern et Schönberg. Ainsi que d’une conférence de Pierre Boulez.
   Au cours du même séjour parisien de mars 1955, Nicolas de Staël confie à son ami Antoine Tudal être parvenu au terme de sa peinture. Pourtant, de retour à Antibes, le peintre se met au travail et tente de coucher sur la toile les impressions musicales qu’il a ressenties en écoutant la musique des deux compositeurs. Soutenu par ses amis violonistes, Suzanne et Charles Bistesi, il réalise plusieurs esquisses. Mais à la tension nerveuse que fait naître en lui la réalisation de cette œuvre ― qui lui demande beaucoup de couleurs ―, s’ajoutent les tensions de sa vie privée. Après un week-end de travail acharné ― les 14 et 15 mars ―, Nicolas de Staël se donne la mort.
   À son ami Jacques Dubourg, il laisse cette lettre :
   « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. De tout cœur. »
   À son ami Jean Bauret, à qui il avait montré ses études le 14 mars, il écrit :
   « Cher Jean, si vous avez le temps, voulez-vous, au cas où l’on organise quelque exposition que ce soit de mes tableaux, dire ce qu’il faut faire pour qu’on les voie. Merci pour tout. »
   Il laisse une troisième lettre, adressée à sa fille Anne, âgée de treize ans.
   Nicolas de Staël est enterré le 21 mars 1955 au cimetière de Montrouge.


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Nicolas de Staël, Le Concert (Le grand concert), 1955
Huile sur toile, 3,50 x 6,00 m
Musée Picasso, Antibes
Source


« Le souvenir de Nicolas de Staël… » par Pierre Boulez
   Le souvenir de Nicolas de Staël me rappelle une période à la fois de combat et de naïveté, de foi et de doute, de certitudes et de remises en question : mais, surtout, il me rappelle des échanges très fructueux sur des démarches, des investigations, des curiosités qui nous étaient communes sans pour cela être littérales, car elles avaient un champ d’application bien distinct.
   À vrai dire, Nicolas de Staël était une exception en ce qui concerne son intérêt pour les découvertes de la musique de son temps. Rarissime était en effet l’osmose entre ces deux modes d’expression et ceux qui en étaient responsables. Très souvent, les peintres, ou bien étaient sourds, ou bien se contentaient d’une sorte de fond sonore, de quelque nature que ce soit ― distingué/ classique, ou pop/rock. Quant à lui, il puisait, au contraire, dans la musique la plus récente de ces années cinquante des ressources d’invention, grâce à une sorte de transposition qu’il effectuait à titre tout individuel ― par instinct, bien sûr, mais aussi par une réflexion plus appliquée et approfondie. Il appréciait certes Stravinsky, mais l’intriguait bien davantage la musique de l’École de Vienne, que, comme nous tous, il découvrait dans des exécutions qui étaient, pour beaucoup d’entre elles, les premières auditions. Si Berg et Schönberg lui paraissaient importants, c’est surtout Webern qui l’intriguait et le provoquait : il n’était pas le seul, d’ailleurs, et en cela il participait au mode de pense et de percevoir d’une certaine génération. Ce n’est plus une simple coïncidence si quelques-uns de ses derniers tableaux les plus marquants sont consacrés à la musique et aux instruments qu’elle implique, sorte de visualisation du concert par une transposition sonore : non pas une transcription littérale, abstraite, comme on peut en trouver chez Klee, par exemple, mais « une révélation » des instruments par une structure fortement épurée. Ces tableaux « musicaux » se situent d’ailleurs à un moment charnière de son évolution, auquel ils participent de façon extrêmement forte et révélatrice. Ayant senti le piège du décoratif dans le pur abstrait, il essayait de plus en plus de s’ancrer dans la réalité, sans sacrifier pour cela l’ordonnance, la structure. C’est cette antinomie à résoudre qu’il saisissait dans Webern, le rapport entre le motif, aux deux sens du terme, et l’organisation structurelle. Il y voyait une justification indispensable à la géométrie, en même temps que l’assouplissement de cette géométrie aux besoins de la représentation, de l’expression.
   Voilà le moment où il nous a quittés, très peu de temps après avoir entendu deux concerts du Domaine musical consacrés à Webern et à Schönberg qui l’avaient particulièrement frappé et, pour ainsi dire, « enchanté ». Les discussions au sujet des œuvres entendues avaient été, immédiatement après les exécutions, passionnantes et passionnées. Si bien que c’est à double titre, personnel et artistique, que j’ai regretté sa disparition si soudaine, à un moment où sa réflexion l’avait amené à un point crucial de son développement.
Pierre Boulez, Paris, novembre 2002. In Catalogue Nicolas de Staël, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2003, pp. 12-13.