Il arrive de temps à autre qu’un livre ait les honneurs du Parlement égyptien, mais c’est en général parce qu’un ou plusieurs députés adjurent les autorités de l’interdire ! Le cas le plus célèbre reste celui de Taha Hussein (طه حسين) dont l’étude sur la poésie préislamique, publiée à la fin des années 1920, suscita un énorme scandale politique. En effet, doutant de l’authenticité de nombre de poèmes que la tradition fait remonter avant l’islam, le critique égyptien se lançait sur une voie terriblement périlleuse : il ouvrait une brèche dans l’édifice sur lequel s’était développée, non seulement toute la philologie arabe, mais aussi l’ensemble des gloses linguistiques sur lesquels reposent les interprétations religieuses. Taha Hussein, qui accepta de publier une version expurgée de son étude, occupa par la suite de hautes responsabilités politiques et figure aujourd’hui au panthéon des grands auteurs égyptiens. Il n’en reste pas moins la bête noire de quelques religieux qui voudraient bien arriver à le faire disparaître des programmes scolaires (voir cet ancien billet).
Bien plus récemment puisque c’était en 2004, le Parlement égyptien s’est à nouveau livré à ses passions critiques à l’occasion de la parution d’un ouvrage de Chérif El-Shoubashi, au titre un peu sensationnel : لتحيا اللغة العربية.. ويسقط سيبويه (Que vive la langue arabe et que meure Sîbawayh : ce dernier est un grammairien du VIIIe s., déjà mentionné dans le premier billet de cette série). Inquiet, comme tant d’autres, de constater, les difficultés de l’arabe à tenir son rang au sein du paysage linguistique international, et à résister dans les médias régionaux à l’invasion de ses variétés vernaculaires, le célèbre journaliste, longtemps correspondant à Paris du quotidien Al-Ahram, pointait un certain nombre de difficultés grammaticales qu’il suggérait de simplifier, ou même carrément de supprimer (bon résumé de l’ouvrage dans cet article en arabe sur le site islam-online).
Affilié au parti des Frères musulmans, l’orateur s’en est pris violemment à Chérif El-Shoubashi auquel « il aura échappé que l’arabe n’est pas comme les autres langues dans le monde, car elle a été conservée par le Coran (حفظت بالقرآن) qui lui a donné sa grandeur et son caractère sacré jusqu’à la fin des temps » (voir cet autre article sur le site islam-online).
L’orateur s’est probablement laissé aller à des effets oratoires mais, au-delà de son emphase, la formule résume bien la position de ceux qui s’opposent à toute évolution de l’arabe, et à plus forte raison à toute légitimation de ses formes « dégradées », qu’il s’agisse d’un dialecte local ou d’une forme simplifiée telle que l’arabe de presse. L’arabe est la langue du Coran, et toucher à l’arabe, quelque part, c’est toucher à la religion. (L’argument ne fera sourire que ceux qui ont oublié combien l’abandon du latin continue à susciter de polémiques au sein de l’Eglise catholique !)
Adversaires, en principe, des tenants de l’islam politique, les partisans de l’arabisme n’en manifestent pas moins un attachement presque aussi fort à l’arabe. Certes, ils ne s’opposent pas à sa modernisation et d’ailleurs les grands réformateurs de la langue sont également ceux qui, durant la seconde moitié du XIXe siècle, ont élaboré le nationalisme arabe, cette nouvelle doctrine qui devait marquer l’histoire politique de la région. L’arabisme (‘urûba/عروبة) appelle en effet à la résurgence/renaissance (baath/بعث) de la nation arabe sur la base d un « riche legs de souvenirs » et de « la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » selon la formule de Renan. Un héritage illustré et conservé par la langue bien entendu, pierre angulaire d’une unité - culturelle et politique - que l’adoption d’une variété locale, telle le « marocain » de la semaine dernière, ne peut que remettre en cause, bien entendu !
Enfin, si les propositions de Chérif El-Shoubashi, et avec elles toutes les suggestions pour « simplifier » l’arabe, ont provoqué tant de réactions si violentes, c’est parce que, dans le monde arabe comme ailleurs - et peut-être aussi plus qu’ailleurs -, le langage fonctionne comme un marqueur social. Dans des sociétés bouleversées depuis plusieurs décennies par la massification de l’enseignement et des pratiques culturelles, la maîtrise des codes linguistiques de l’arabe reste un des terrains où les anciennes élites, laïques comme religieuses, peuvent espérer conserver une suprématie de plus en plus contestée par les jeunes générations. Dès lors, les arguments religieux ou politiques sur la « pureté » de l’arabe ne recouvrent souvent que de vulgaires conflits de légitimité symbolique.
On ne doit pas s’étonner par conséquent que les médias de masse soient, comme on l’a vu au début de cette série de billets, le lieu privilégié des tensions politiques autour de cet enjeu culturel par excellence que constitue la langue. Et que les professionnels de l’information aient un regard moins idéologique, et plus pragmatique, sur leur principal outil de travail, l’arabe. Sur le site de la très officielle Arab States Broadcasting Union (ASBU) figure ainsi une très intéressante étude (en arabe) d’Ibrahim Ben Mrad (إبراهيم بن مراد) sur « La production médiatique arabe entre le classique et le dialecte ».
Ainsi, dès le Xe siècle, les grammairiens reconnaissent implicitement quatre « niveaux » de langue : celui des dictionnaires et des lexicographes ; celui des convertis (مولدون), majoritaire dans les travaux littéraires et scientifiques ; celui des « réalisations populaires », perverties par rapport aux règles mais néanmoins « arabes » ; et enfin celui des réalisations étrangères (أعجم), désormais intégrées à la langue.
Comme le souligne Ibrahim Ben Mrad, les spécialistes de la langue de cette époque considèrent tous ces différents niveaux comme des variations au sein d’une même langue. Cette ouverture d’esprit des maîtres philologues de l’âge classique permet de relativiser quelque peu les prises de position si tranchées d’aujourd’hui. Au risque de forcer (à peine) la démonstration de cet enseignant à la Manouba, on peut estimer que l’essor du grand empire des médias arabes produira demain des effets comparables à ceux que l’on a observés lors de l’expansion de l’Empire musulman au Moyen Age. En effet, même si on constate que leurs usages tendent à se multiplier, les langues dialectales pratiquées dans la grande médiasphère panarabe tendent inexorablement à s’unifier, à se rapprocher de formes « standard » - souvent la variété parlée dans la capitale - qui abandonnent les caractéristiques les plus locales pour mieux être comprise « du Golfe à l’Océan ».
Paradoxalement, cette présence des formes dialectisées n’est donc pas une menace mais bien un atout pour l’arabe médian (وسطى), cette « troisième langue » apparue notamment avec la Renaissance arabe et la presse imprimée.
Et que vive l’arabe ! و لتحيا اللغة العربية