Pour une taxe de libre-échange

Publié le 15 mars 2009 par Edgar @edgarpoe
Il y a, dans les positions d'Emmanuel Todd et des partisans d'un protectionnisme européen, un argument fort : le libre échange dérégulé casse la croissance des salaires et la croissance tout court. Petit à petit, c'est le fondement de nos sociétés qui est menacé par une concurrence outrancière.

Il y a donc quelque chose à faire pour empêcher que le travail de salariés chinois mal payés serve à concurrencer celui de travailleurs protégés par des lois sociales généreuses (certes de moins en moins). Le travail clandestin, qui consiste à contourner, sur notre sol, les lois sociales, est interdit. Mais les patrons qui sous-traitent en Chine, autre moyen de contourner les lois sociales, sont vantés pour leur habileté. Seuls les imbéciles et ceux qui n'ont pas les moyens de délocaliser se font donc prendre au piège de l'Inspection du travail.

Globalement, cette course aux bas salaires se généralisant, un tandem Chine-USA s'est créé. Le patronat américain marche main dans la main avec le gouvernement chinois, pour faire produire en Chine un nombre toujours croissant de biens et services.

Le gouvernement chinois a deux moyens pour que ce jeu dure le plus longtemps possible : le premier consiste à n'accorder aucune couverture sociale aux travailleurs chinois, pour limiter la progression des coûts. Le deuxième consiste à faire en sorte que la monnaie chinoise reste sous-évaluée, malgré les excédents gigantesques accumulés (l'objectif du plan Keynes à Bretton Woods était d'imposer des mesures d'ajustement aussi bien aux pays ayants des déficits qu'à ceux ayant des excédents, cf. un passage de ce texte de Jacques Sapir par exemple.)

La principale idée aujourd'hui, pour protéger les salaires et le socle de nos systèmes de protection sociale, contre l'alliance USA/Chine, est celle du protectionnisme européen. Il faudrait freiner l'entrée de produits fabriqués dans des pays à bas salaires pour protéger notre secteur productif. L'objectif est louable, mais les moyens mal choisis (on laisse de côté le constat de l'incapacité des 27 à décider du contour d'un tel protectinnisme).

Dans le camp du laisser-faire, on pense que tout cela va s'arranger, les choses s'équilibrer (par la progression des salaires chinois, parce que l'OMC harmonisera les lois sociales). Dans le camp du laisser-faire, on a choisi de sacrifier deux ou trois générations de salariés en bas de l'échelle, on s'en fout, on vit dans les cieux, entre deux aéroports (et on vote européen). On a bien tort, dans le camp du laisser-faire, parce que l'OMC ne fera rien avant longtemps, et qu'il n'est pas légitime de sacrifier autrui sans même lui expliquer que c'est pour le plus grand bien de ses arrière-petits enfants...

Il faut donc bien faire quelque chose. Mais pas du protectionnisme, européen, ou pas. Pour plusieurs raisons :

1. Le protectionnisme repose sur des théories incertaines. Il sait ce qu'il faut combattre (la pression à la baisse sur les salaires, la déflation généralisée), mais ne sait pas très bien au nom de quoi. Pour Todd, il faut se référer à List. La difficulté est que List justifiait la protection des industries naissantes, et on aura du mal à me convaincre que la France, les USA, l'Allemagne, ont le devoir de se protéger contre une Chine qui serait en avance technologiquement. Ce sera peut-être vrai très prochainement dans certains secteurs, mais nous n'y sommes pas.

Pour Jean-Luc Gréau, dans son excellent livre, il faut se protéger parce que les pays à bas salaires nous livrent une concurrence déloyale. Je préfère cette explication, mais je trouve que Gréau n'enfonce pas assez le clou : ce qu'il faut, c'est un système qui rétablisse les conditions du libre-échange. Il ne s'agit pas de faire rêver à la mise en place d'une société nouvelle en brandissant un concept d'autant mal défini qu'il est destiné à remédier à toutes sortes de déceptions. Il faut prendre le marché au sérieux et remédier à l'une de ses plus profondes distorsions, la fixation arbitraire des taux de change - ce point sera discuté plus loin.

2. Cette incertitude théorique à justifier le protectionnisme se traduit par une difficulté pratique. Comme l'a écrit Philippe Martin dans Libération, "Ceux qui prônent des mesures protectionnistes sont incapables de préciser sur quels biens, quels pays et à quel taux les importations devraient être taxées." (je m'en veux de citer Martin, bien trop rapide, comme l'écrit Sapir, mais sa formule est ici imparable).

Déclarer un principe protectionniste ouvre la voie à une foire d'empoigne pour protéger en premier les fabricants de couteaux à lame pliable, ou les producteursd 'ampoules, ou les fabricants de moteurs de voitures mais pas ceux de train, etc, etc, etc. Sans compter évidemment que les partenaires commerciaux ne se priveront pas de rétorquer, invitant à une surenchère puisque, justement, il n'existe pas de niveau optimal de protection.

3. Le protectionnisme commercial fait l'impasse sur un point important, qui est celui de l'instabilité monétaire : à quoi sert de taxer les automobiles chinoises à 20% si le yuan est de toute-façon sous-évalué de 50% ? Et que faire si le dollar continue à dévisser mois aprés mois ?

Il y a une façon à mon sens relativement élégante (c'est à dire simple, compréhensible et justifiable) d'introduire une forme de juste échange qui ne se limite pas à des imprécations, tout en évitant d'ouvrir la boite de Pandore du protectionnisme. Elle consisterait à introduire une taxe de libre-échange, destinée à se rapprocher, autant que possible de l'idéal du libre échange.

Le pas le plus important, en suivant cette démarche, est le suivant : il s'agit d'accepter l'idée que le libre-échange ne fonctionne pas spontanément, mais qu'en revanche le libre échange est un objectif désirable.

On ne sait pas bien trouver d'autre idée pour définir des lois économiques universelles que celle du marché libre, fiction, mais fiction utile.

L'une des conséquences du marché et du libre échange est notamment que partout sur la planète, un bien identique doit avoir un seul et même prix. Nous en sommes fort loin. S'il est difficile d'établir une mesure des écarts de prix entre un même bien partout sur la planète, l'indice du prix du Mac Do peut donner une idée du problème. Dans un marché parfait, le Mac Do devrait coûter partout pareil. Or, si le prix américain doit servir de référence, le Mac Do était 50% trop cher en zone euro en juillet 2008 et sous-évalué de 50%  en Chine.

La solution à ce problème passe, pour les économistes, par une stabilisation des échanges monétaires (un Bretton-Woods bis). Toutes les idées de réforme du FMI tendent à imposer, par un ajustement du système monétaire global, un équilibrage automatique de ces écarts de valeur.

Une taxe de libre-échange prendrait acte du fait que personne n'est prêt aux concessions que cela implique (les USA veulent continuer à baisser le cours du dollar pour relancer leur économie quand ça leur chante, la Chine souhaite conserver une parité sous-évaluée, et l'Europe est ravie d'être le dindon de la farce à condition que les 27 soient plumés en même temps). Deux étapes suffisent pour mettre en place une taxe pour quilibrer les échanges :

1. construire un indice de parité fiable, plus subtil que l'indice du coût du Mac Do. On ne peut pas faire reposer une règle de stabilisation des échanges mondiaux sur la politique de prix d'une multinationale... Il s'agirait donc de  définir un panier de biens et services unique, d'en mesurer la valeur dans nos pays partenaires, et d'estimer que les taux de change "normaux" permettent de valoriser ce panier à un prix égal partout. Si le panier est, comme le Big Mac, 50% moins cher en Chine, c'est que le yuan est sous-estimé de 50%. On verra dans l'étape 2 ce que l'on fait de ce calcul théorique, il faut juste prévenir avant une objection : oui, il existe une part de subjectivité dans le choix d'un panier de biens, oui c'est compliqué et oui c'est ambitieux. Mais toutes ces difficultés existent pour la construction d'un indice des prix permettant de mesurer l'inflation, et on fait avec.

2. Une fois des écarts de prix anormaux constatés entre pays, et repérés les pays à la monnaies sous-évaluée, on peut définir une taxe frappant les importations en provenance de ces pays. Si la Chine a une monnaie sous-évaluée de 50%, on peut légitimement taxer les importations chinoises de 50% - on notera que selon l'indice Big Mac, on pourra aussi taxer les produits américains.

Quels sont les avantages de cette formule :

1. on sait enfin dire pourquoi, comment, et à quelle hauteur, on va taxer les importations de chacun de nos pays partenaires lorsqu'ils nous font une concurrence déloyale.

2. les taxes ainsi introduites étant justifiées par des régles transparentes, explicites et stables, les rétorsions sont plus complexes. La Chine ou les USA peuvent répliquer par des taxes, ils n'auront pas la même légitimité que dans une guerre commerciale "classique" (où rien ne justifiant le niveau des taxes, la montée aux extrêmes est facilitée). Par ailleurs, nos produits seraient également taxés en Suède, Norvège, de façon parfaitement admissible et justifiée. Nous pourrions même, pour faciliter l'adoption du système, verser nous-mêmes cette taxe aux pays nordiques, pour prouver l'universalité du système.

3. La mesure peut être techniquement adoptée à n'importe quel niveau géographique. Point n'est besoin d'attendre que l'OMC se préoccupe de législation sociale ou que les 27 s'accordent sur un protectionnisme efficace, la France peut décider demain matin d'appliquer ce système. (Juridiquement, cest un autre problème, Bruxelles pourrait un peu couiner. Who cares ? Et il serait plus difficile à Bruxelles et à l'OMC de protester contre une taxe basée sur un principe d'équilibre des marchés, que de contester des protections tarifaires injustifiées).


Dernier point : pourquoi faire reposer sur la parité des changes une mesure de rééquilibrage des échanges internationaux ? La proposition de Maurice Lauré d'un "protectionnisme altruiste" reposait plutôt sur les déséquilibres entre les lois sociales et consistait à taxer les importations des pays aux lois sociales faibles, tout en reversant ces taxes à des organisation chargées de les dépenser utilement. Ce système me paraît bien plus fragile, et incomplet.

In fine
, ce qui explique les écarts de prix entre biens échangés sur le marché mondial tient à ce que les travailleurs des pays les plus "compétitifs" sont les plus exploités. Cela peut-être tout autant par le fait que leur monnaie est sous-évaluée (ce qui les prive d'acheter des biens étrangers), que par des lois sociales insuffisantes. Mais si la monnaie était fixée à un prix d'équilibre, les excédents commerciaux dûs à ces lois sociales insuffisantes, à cette concurrence déloyale, ne tarderaient pas à faire grimper le taux de change, donc à limiter l'avantage indû. C'est aussi le blocage du taux de change, sa fixation à un niveau trop faible, qui permet de faire perdurer une insuffisance des lois sociales.

Disons qu'il peut être efficace de faire reposer des mesures visant à instaurer un juste échange sur des distorsions de législation sociale, mais on ne prend pas en compte les distorsions de change.  Alors qu'en taxant les distorsions de change, on limite les deux phénomènes. Et une taxe basée sur un calcul de juste parité des changes est sans doute plus facile à établir, sachant qu'il est sans doute plus aisé de définir un panier de bien universel (que l'on peut dériver des paniers de biens utilisés pour l'indice des prix), que de définir une législation sociale optimale, à l'heure où elles sont toutes critiquées comme des entraves au libre-échange.