Beaucoup de lecteurs se méfient des nouvelles car ils y voient des histoires trop courtes, pas suffisamment développées et sans liens aucuns entre elles. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce recueil-ci va les réconcilier avec le genre car l’auteur est parvenu à ce tour de force qui consiste à rendre homogène un recueil composé pourtant de onze histoires différentes. C’est qu’elles ont toutes un point commun : comme dans la vie, la mort (réelle ou symbolique) est à chaque fois au rendez-vous à la fin de l’histoire. Comme par ailleurs les personnages mis en scène sont tous plus ou moins ordinaires, le lecteur ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre leur existence et la sienne propre, ce qui jette tout de même un froid, il faut bien le reconnaître.
A chaque fois Marc Villemain nous décrit des situations relativement banales (des jeunes femmes qui passent une charmante après-midi dans un institut de beauté, un noble qui surveille ses terres, une critique littéraire qui trempe sa plume dans l’acide, un père de famille qui revient avec sa fille sur le lieu de villégiature de son enfance, un employé fatigué de la monotonie de son existence), ou plus dramatiques mais pourtant ô combien familières (un jeune atteint d’un cancer, une amatrice d’art qui se fait enlever, un père incestueux, etc.). Ces situations, il les décrit très bien, dans un style pur et fluide. Nous nous prenons au jeu et quand nous sommes bien entrés dans le quotidien des personnages, le charme se rompt par un drame aussi brutal qu’inattendu. Pour être tout à fait honnête (ce que l’on peut faire plus facilement dans un blogue que dans un article, finalement), j’avoue que j’ai été un peu surpris par cette fin tragique dans les deux premières nouvelles. C’était tellement inattendu et surtout cela survenait de manière tellement étrange (aveugler son amie avec une fourchette, verser de l’acide dans un bain) que cela m’a semblé un peu forcé, comme si l’auteur voulait absolument s’assurer lé bénéfice d’une chute surprenante pour respecter le genre de la nouvelle, qui, si elle est courte, vaut surtout par sa fin. Mais cette impression un peu négative s’est vite dissipée à la lecture des autres textes, dont la fin, si elle reste surprenante, semble mieux s’accorder avec les faits racontés.
Mais reprenons note vue d’ensemble. Je disais que ce qui unissait tous ces textes, c’était leur fin morbide, mais il n’y a pas que cela. Un personnage, une certaine Géraldine Bouvier, se retrouve dans chaque histoire, créant ainsi une sorte de fil d’Ariane qui permet de guider le lecteur. Il faut dire que cette Mme Bouvier est chaque fois différente (par son âge, sa fonction, son statut social, son rapport au héros) et que ce n’est que par son nom, finalement, qu’elle parvient à assurer la cohésion du texte. Que faut-il comprendre par là ? Est-ce un clin d’œil pour signifier qu’il s’agit ici de personnages de papier, d’êtres inventés, qui n’existent que par leurs noms ? Est-ce une sorte de réflexion sur le langage, afin de montrer que les mêmes mots (y compris des noms propres) peuvent désigner une réalité différente ? Est-ce une manière de dire que nous sommes tous interchangeables, tous autant que nous sommes, n’occupant finalement que des fonctions (et pas vraiment des personnalités) dans la vaste comédie humaine ? Incarne-t-elle la Parque antique, cette Géraldine Bouvier et est-ce elle qui vient couper le fil de la vie dès qu’elle apparaît ? Il y a un peu de tout cela, à mon avis. En tout cas la trouvaille est intéressante et on se surprend à attendre son apparition, laquelle nous étonne à chaque fois, évidemment, car elle occupe les fonctions les plus insolites. Il y a là une sorte de dialogue entre l’auteur et son lecteur qui n’est pas déplaisant, une sorte d’humour et de connivence qui nous fait un peu oublier la mort qui rode sans cesse.
Le livre est intéressant aussi par ce qu’il nous dit sur notre société. C’est un véritable portrait de mœurs, mœurs qui sont décrites avec un côté pince-sans rire qui n’est pas déplaisant. Et puis il y a de vraies questions qui sont soulevées, comme celui de l’inceste et cette réponse originale : ce sont les enfants (les copains et copines du cours de catéchisme) qui jugent le père coupable et qui lui infligent un châtiment finalement fort logique, puisqu’ils l’émasculent sur le champ. Il y a aussi l’histoire de cette grande amatrice d’arts qui se fait enlever par un révolutionnaire idéaliste et qui finit par prendre la défense de son ravisseur, au point d’être la première à être tuée lorsque les forces spéciales de la gendarmerie interviennent.
Bon, je ne vais pas raconter les nouvelles les unes après les autres, ce serait déflorer le sujet, comme on dit pudiquement. Notons encore pour terminer une grande présence des enfants, qui contemplent le monde avec des yeux qui sont loin d’êtres naïfs, même s’ils conservent en eux cette part de rêve qui caractérise leur âge (et on sent bien que l’auteur, lui aussi, reste de plein pied dans le rêve) Mais cette présence enfantine contraste avec la fin chaque fois cruelle, établissant un raccourci saisissant entre les premières années de la vie, toutes de tendresse, et cette fin inéluctable qui arrive quand on s’y attend le moins. Le récit en devient cinglant, évidemment, grinçant, même, tout en procurant au lecteur une sorte d’étrange plaisir, mélange de sadisme, d’effroi et de peur. Le fait d’annoncer la mort finale comme une simple anecdote, sans la détailler outre mesure, en renforce encore l’aspect tragique car nous comprenons alors que cette mort appartient à notre quotidien et qu’elle est finalement banale. Affreusement banale, devrais-je dire et superbement mise en scène dans un livre qui lui ne l’est pas.