Le départ définitif de Mon Petit Vieux Préféré

Par Junkofrantic

Il le savait depuis longtemps. Au début, ils ont essayé de lui faire croire que c’était pour son bien : “tu es trop fatigué pour continuer à travailler, il faut que tu te reposes maintenant”. Or Mon Petit Vieux Préféré a une expérience de 90 automnes, il sait ce qui est bon pour lui, personne ne pouvait le duper ainsi… alors il est resté jusqu’à ce que ce conseil insistant devienne un ordre indiscutable. Je ne sais pas comment il a vécu la dernière semaine : il était abattu un jour, prêt à métamorphoser la bibliothèque le lendemain, entre renoncement et effervescence… Je n’arrivais pas à le suivre, je me sentais à contretemps.

La veille de son départ, une fête a été organisée. A mon arrivée, il m’a fait la bise comme pour les grandes occasions (fête, anniversaire, départ et retour de vacances…) Ses yeux étaient brillants d’exaltation - je me suis souvenue d’un vers de Victor Hugo : “Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, mais, dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière” - il papillonnait des cils frénétiquement : “je suis mort…Tout ça c’est…” “Beaucoup d’émotions”. “Oui”.

D’une enveloppe serrée entre ses doigts, il a sorti des photographies en noir et blanc aux contours dentelés : “ici c’était en 1948, avec des élèves à Toulouse, vous me reconnaissez ?” “Il n’y a qu’un seul adulte alors ce n’est pas très compliqué !” Soixante ans auparavant, il paraissait très grand alors qu’il est plus petit que moi maintenant, sans doute parce qu’il n’était pas encore voûté ; ses cheveux se faisaient déjà rares, son visage était plus dur sans ses rides… Les années ont fait fondre ses traits, sa chair comme sa voix et ses os. Certaines personnes se raidissent en vieillissant, lui il s’est ramolli.

Les rectangles en papier tremblaient quand il me les tendait, j’avais l’impression que les personnes photographiées étaient prises de spasmes, comme ranimées par sa fragilité. Quel que soit le lieu, les silhouettes, et la date du cliché, sa description se terminait toujours de la même manière : “lui il est décédé l’an dernier, elle est morte il y a deux ans, j’ai perdu cet ami cet hiver…” Ensuite, il a remis ses compagnons défunts dans l’enveloppe en concluant : “mais j’ai aussi jeté beaucoup de souvenirs, c’est fou ce qu’on entasse comme tristesse en un demi-siècle.” Je me suis sentie ridiculement minuscule avec mes vingt-huit hivers.

Les invités ont commencé à entrer, et à défiler devant nous. L’une de mes collègues s’entêtait à me présenter ainsi : “c’est elle qui le remplace”. J’avais envie de leur expliquer : je ne le remplace pas, je lui succède. Cette nuance m’aurait peut-être évité un regard agressif de reproches, comme si j’étais responsable de son départ.
Mal à l’aise, j’ai accepté le verre qui m’était tendu puis je me suis statufiée dans un coin de la grande pièce, sous le brouhaha des conversations. Pénétraient dans mes oreilles des mythes dont Mon Petit Vieux Préféré était le héros. Untel prétendait : “il connaît chaque livre de la bibliothèque, on lui demande n’importe quoi et il va directement le chercher sans hésiter ni réfléchir !” Intérieurement je riais beaucoup, car même Un Petit Vieux exceptionnel ne peut pas trouver un livre précis parmi 90 000 autres sans se servir d’un catalogue. Enhardie par ce témoignage délirant, cette abonnée s’est écriée : “il maîtrise plus de 50 langues vivantes !” Je les écoutais et me demandais pourquoi ils étaient incapables de s’apercevoir que l’humanité de ce bonhomme suffisait à le rendre extraordinaire.

Pendant ce temps, Mon Petit Vieux Préféré ouvrait ses paquets cadeaux délicatement. J’ai été soulagée qu’il ne prenne pas la peine de feuilleter le livre que je lui avais offert, son coup d’œil reconnaissant en lisant le titre me suffisait. Je tenais à ce qu’il soit seul en découvrant mon écriture sur les deux premières pages. J’avais l’intention de lui faire une dédicace, finalement je lui ai écrit une lettre. Heureusement qu’il n’y avait que deux pages vierges avant le titre, sinon j’aurais pu ajouter des lignes à l’infini. Il m’était impossible de noter toute ma reconnaissance, de la période pendant laquelle il m’a soutenue moralement jusqu’au jour où il m’a entraînée dans une danse bretonne, sans oublier ses anecdotes, nos promenades dans le parc, nos conversations… Ma prose maladroite aux caractères irréguliers était divisée en deux parties : l’une pour mon affection, l’autre pour mes souhaits de bonheur. La seconde a été pénible à rédiger : sans mentir, que souhaiter de positif à un homme qui perd sa principale passion ?

Nous avons rejoint la salle de restauration où s’alignaient des tables. Sur l’une d’elles, se dressait un écriteau “table d’honneur”, c’était celle réservée à Mon Petit Vieux Préféré et à ses proches. Il m’a demandé de m’asseoir à ses côtés, entourée de ses nièces et de ses amis les plus chers. Ce privilège m’a émue. Pendant que nous dégustions des plats raffinés, il m’a dit timidement “nous ne sommes pas très bavards tous les deux, nous appartenons à l’espèce des pudiques qui préfèrent écouter que parler, mais l’un et l’autre nous savons…” “Grâce aux petites attentions, nous savons oui…” ai-je ajouté, incapable de prononcer à haute voix des mots évidents pour terminer sa phrase : l’affection que nous nous portons.
A la fin du repas, il m’a annoncé : “tu es libre si tu veux rentrer, les autres ils vont continuer à discuter mais tu dois avoir mieux à faire… Oh pardon je te tutoie !” En souriant, je l’ai rassuré : “tant mieux ! Il était temps !” J’ai fait des signes de tête aux convives ; Mon Petit Vieux Préféré m’a murmuré “on devrait se croiser demain, à demain”.

Le matin suivant, au lieu de marcher au milieu des pâquerettes recroquevillées sous les giboulées ou de traquer les écureuils impertinents comme à chaque fois que je suis en avance, je me suis dirigée vers le bâtiment. Devant l’entrée, les amis de Mon Petit Vieux Préféré entassaient des cartons dans le coffre d’une voiture. L’un deux, consterné, à soupiré : “il a passé la nuit dans la bibliothèque !” Je n’en attendais pas moins de lui… Ensuite il est apparu, avec sa plus belle veste et sa toque en fourrure. Il a eu à peine le temps de me dire “merci pour tout, bon courage” en tapotant maladroitement mes épaules avant de rejoindre le véhicule, mais j’avais quand même aperçu les larmes contenues dans les ornières sous ses cils.

Comme si de rien n’était, j’ai rejoint le sous-sol. J’étais presque déçue en constatant que la bibliothèque ne s’était pas transformée en perdant celui qui l’avait créée, elle m’a parue ingrate. Fidèle à lui-même, Mon Petit Vieux Préféré avait laissé des présents sur mon bureau : un “Mini livre de joies” que je pouvais envelopper entièrement d’une seule main, un décapsuleur avec une chouette colorée, une boîte de chocolats, un mouton blanc en plastique, un rouge à lèvres… N’importe quoi. Quelques heures plus tard, il m’appelait pour savoir : “tout va bien ? Il ne s’est rien passé de dramatique ?” J’ai fait semblant d’ignorer l’absurdité de sa question, et j’en ai profité pour lui faire remarquer : “vous avez oublié vos disques…” “Profitez-en ! Je n’ai pas assez de place ici.” Alors en raccrochant, j’ai choisi de travailler avec son album préféré d’Alan Stivell, comme un hommage.

Durant toute la semaine, il m’a téléphoné chaque soir pour vérifier que je n’étais pas perdue sans lui. Le reste du temps, les gens m’ont examinée suspicieusement en me demandant “vous êtes la seule responsable ?” comme on s’exclame “pince-moi je rêve !” Le roi a été détrôné mais il s’accroche encore à son trône, ses sujets le réclament ; en attendant de trouver ma place, je scande avec la foule “vive le roi !” Par conséquent, les prochaines semaines seront lourdes d’absence et de responsabilités mais pour une fois, malgré lui malgré eux, j’ai confiance en moi.